La dernière fois que j’ai sonné à la porte de Kim, j’avais un sac de chips dans une main et mes petites culottes dans l’autre. Elle avait demandé à tous ses convives d’apporter croustilles et dessous. En entrant, on devait déposer nos bobettes dans un grand bac. Elle les pigerait éventuellement une à une pour qu’on en devine les propriétaires. Un jeu brise-glace! Les chips, elles, on les mangerait…

Cette fois, je n’ai qu’un carnet et un crayon en poche.
Une autre forme d’intimité.

Kim m’entraîne dans sa cour. Le soleil vient à peine de se lever, il fait froid. Est-ce que je préfère m’asseoir sur la trampoline ou sur la table à pique-nique? Elle dépose une couverture sur mes épaules et me tend un bol de cerises de terre tandis que je prends place à table (plate de même). Ses traits sont tirés. Elle a très peu dormi, cette nuit. En fait, elle a retravaillé un paragraphe jusqu’à 3 h 30 avant de se lever à l’aurore pour accorder une entrevue au sujet des Journées de la paix, dont elle est ambassadrice.

— Mais il n’est pas terminé, ton livre, Kim?

— Tu sais comment c’est… Il ne sera pas fini tant qu’on ne me l’arrachera pas des mains.

Elle en a fait baver à son équipe, avec celui-là. Il y a une semaine, en relisant l’œuvre éditée, révisée et prête à être imprimée, Kim a jugé qu’elle « radotait comme une vieille dame ». Elle a entrepris de couper 10 000 mots sur 30 000. Le problème, selon elle, c’est qu’elle essayait de jouer à la « vraie autrice ». D’avoir une narratrice omnisciente, d’intégrer des dialogues…

— J’étais quétaine, je te le jure! Avec du recul, c’était mauvais. Alors, à 4 h du matin, j’ai écrit à tout le monde en promettant une nouvelle version d’ici le lendemain.

— Tu te sentais comment?

— Comme si je montais l’Everest en courant.

Cette semaine-là, elle enregistrait plusieurs épisodes de La table de Kim, série dans laquelle elle réunit plusieurs convives autour d’un même repas pour discuter de divers thèmes. Elle ne disposait donc que de vingt-quatre heures pour réécrire Em. J’en aurais perdu mes moyens, mais Kim, elle, jubilait. Elle touchait au bonheur de faire mieux, m’explique-t-elle. Plus encore : elle carburait à l’idée qu’il s’agissait peut-être de sa dernière chance. De son ultime livre.

Kim tente de se justifier devant mon regard moqueur.

— C’est vrai! Pour l’instant, j’ai l’impression d’avoir tout dit. Je ne vois pas pourquoi j’en écrirais un autre. Je répète toujours la même recette, non? En même temps, mes artistes préférés le font aussi. Marguerite Duras radote un peu, quand même.

— …

— OK, j’ai peut-être encore des choses à dire, mais je me demande si je suis toujours pertinente, bon!

Je ris, incrédule. Kim sera éternellement intéressante et je gage mon REER que son manuscrit était meilleur que 95% de ceux reçus par sa maison d’édition. J’admire toutefois sa rigueur. Son imperméabilité aux sirènes de la paresse.

Ses yeux dévient. Je me retourne et j’aperçois la mère de Kim qui s’avance vers nous. Elle remplit son arrosoir, souriante. Paisible. Je la salue et j’en profite pour complimenter son travail. Le lieu est magnifique, vraiment. Kim me raconte qu’il est chargé d’une nouvelle signification, depuis le tournage de la deuxième saison de La table de Kim. Joséphine Bacon a spontanément récité un poème au milieu du jardin, l’autre jour, dans le cadre de l’émission. Marie-Josée Lord y a quant à elle entonné un chant d’esclaves, bouleversant du même coup l’hôtesse et ses invités.

— Depuis leur passage, quelque chose s’est développé ici. Une grâce, peut-être. Tu vas me trouver folle, mais je vois maintenant l’âme de mes arbres et j’entends la voix de mon jardin.

— Non, je comprends ce que tu veux dire. Il m’arrive la même chose quand je microdose du mush

Kim remarque que je frissonne. Elle me propose de déplacer la table au soleil, lui qui commence timidement à poindre. On s’exécute. C’est mieux, merci. Elle me demande comment je vais, les yeux plantés dans les miens. Généreuse, tendre, maternelle. Je lui raconte mon confinement, mes amours et ma fatigue de militante. Entre la pandémie et les vagues de dénonciations, ça a été un gros été, on ne va pas se le cacher.

Ce n’est pas la première fois qu’on parle d’engagement, Kim et moi. Si j’ai la chance de bénéficier de son affection, je pense que c’est parce qu’elle envie parfois ma grande gueule. Mon penchant pour l’indignation et ma facilité à la nommer. D’ailleurs, j’ai l’impression qu’un changement vient de s’opérer de son côté…

Em, le nouveau roman de Kim, porte sur le Babylift — une initiative américaine permettant l’évacuation de 3 000 enfants basés à Saïgon. La guerre du Vietnam tirait à sa fin et les orphelins pourraient ainsi être adoptés un peu partout dans le monde, trouvant en théorie une vie bien meilleure que celle qui leur était promise. Un sauvetage qui, sous des airs charitables, cachait toutefois une opération de relations publiques… Kim aurait-elle écrit un livre engagé?

— C’est étonnamment le cas… Mais je te l’ai souvent dit, je suis moins bonne que toi pour me tenir debout.

— T’as pas rapport…

— Je n’ai pas été élevée comme ça, moi! On m’a appris à contourner les obstacles plutôt qu’à les affronter. À 50 ans, j’ai décidé que c’en était assez et qu’il était temps de prendre position. Dans ce livre, j’ose donc explorer les enjeux politiques derrière le Babylift. En faisant de la recherche, j’ai compris que l’histoire que je me racontais n’était pas la bonne et j’ai ressenti énormément de colère. Je m’en voulais d’avoir pris pour du cash tout ce qu’on m’avait dit. Pendant 50 ans, j’ai cru qu’on avait sauvé 3 000 enfants pour les empêcher de souffrir. Ah, comme l’Amérique était grande! Mais la vérité, c’est que l’opération Babylift visait à créer une belle image pour l’administration Ford. Les Américains s’apprêtaient à se retirer du Vietnam. Bientôt, on découvrirait des faits peu flatteurs à leur égard, alors il fallait envoyer un message positif. On devait faire un geste qui marquerait les esprits! C’est d’ailleurs pourquoi on a évacué les orphelins à bord d’avions militaires plutôt que d’engins commerciaux. C’était tout réfléchi, il s’agissait d’une séance photo pour redorer l’image d’un gouvernement…

En écrivant Em, Kim est tombée dans un vortex historique dont elle n’est toujours pas sortie. Enflammée, elle se lance dans un monologue au cours duquel elle lèvera souvent les bras au ciel avant de taper ses poings sur la table. Je ne me souviens pas de l’avoir déjà vue comme ça. Sans reprendre son souffle, elle me parle des diasporas chinoise et indienne, des plantations de caoutchouc, de la guerre franco-allemande, de la création du latex, de l’utilisation de préservatifs par les soldats, de viols, des sardines en boîte produites en France que les Vietnamiens s’arrachent alors que les sardines fraîches sont légion chez eux. Elle me raconte en rafale le colonialisme dans ce qu’il a de plus violent comme de plus insidieux.

Une pause.
Son visage crispé.

— Je me suis trouvée niaiseuse de ne pas connaître les dessous politiques et économiques qui se cachent derrière mes réflexes… Pourquoi je n’ai pas cherché à comprendre tout ça avant?

— Parce qu’on grandit sous l’emprise de systèmes qui teintent notre vision des choses. C’est normal, je pense…

— Probablement, mais le choc est immense. J’ai tellement pleuré en écrivant Em que je me réveillais les yeux enflés et les poumons noyés. Puis est arrivé Black Lives Matter, une deuxième prise de conscience…

C’est Justin, son fils, qui a entraîné Kim dans le mouvement. Il tenait à manifester après l’assassinat de George Floyd. Or Kim avait des réserves étant donné les consignes sanitaires à respecter. Justin lui a alors détaillé les sources de sa colère. Il lui a expliqué sa compréhension du racisme et Kim en a été bouleversée. Elle a découvert l’injustice au-delà des évidences, celle qui se cache jusque dans certaines lois. En s’intéressant à la Constitution, l’ancienne juriste a été soufflée. Elle a réalisé qu’elle était « ignorante », au fond.

— Là encore, j’ai mis 50 ans avant de me questionner. J’ai été protégée du racisme, je ne l’ai pas connu! Je savais qu’il existait, mais j’ignorais qu’il était ancré si profondément dans notre société, voire dans nos droits. Non seulement j’ai encouragé Justin à protester, mais j’y suis allée aussi. Seule. Ma première manifestation à vie, tu imagines? J’avais besoin d’y participer pour faire la paix avec moi-même.

— Et ça a fonctionné?

— Je le pense. Je ne veux pas perdre foi en l’humanité. J’ai envie de continuer à croire en moi, comme en nous. Quand je réfléchis à la guerre, je réalise que l’humain est fou. On est très raisonnables de se doter de structures légales et sociales pour nous garder de notre folie, au fond… J’aimerais arriver à convaincre les gens qu’on est capables d’être plus forts que nos réflexes.

Les réflexes, on y revient. On est tous mus par des biais — certains moins conscients que d’autres. Comment les identifier, maintenant? Les comprendre, voire s’en défaire? La question est importante, mais dense. Le travail entrepris par Kim le prouve.

Pour Em, elle s’est permis de plonger dans la complexité de l’humain. Dans ses contradictions, ses violences et son envie de faire le bien sans pouvoir vraiment s’empêcher de faire du mal. Elle a cherché à explorer la très fine ligne entre l’ombre et la lumière. Un travail de funambule.

D’ailleurs, Kim me révèle qu’une phrase en particulier lui a donné du fil à retordre, lors de l’écriture. « La trahison est dans l’héroïsme. » Elle a dû s’obstiner avec son éditrice. Oui, c’est bien ce qu’elle voulait dire, et non, ça ne posait pas de problème de sens… Dans un même geste, on trouve à la fois la trahison et l’héroïsme. Le bien émerge du mal. Le gouvernement américain a offert une deuxième vie à 3 000 enfants subissant la guerre. Héroïque. Du même coup, il les a déracinés de leur terre au nom d’une opération de relations publiques. Traître.

Et nul besoin d’être cerné d’obus pour connaître cette dichotomie. Elle se trouve jusque dans la monotonie de notre quotidien, dans nos actes d’amour comme dans nos révoltes. Notre simple existence en blesse certains. Qu’est-ce qu’on fait avec ça?

— Ce livre-là m’a apporté beaucoup, personnellement. Je suis devenue une adulte avec lui.

— Je vois ça… Une adulte dont la colère justifie l’engagement. C’est beau, non?

La discussion dérive ensuite vers des sujets trop intimes pour être rapportés ici. Le soleil de midi se fait réconfortant, je retire la couverte de mes épaules. Les cerises de terre ont disparu et mon carnet est refermé depuis un bon moment quand je me lève pour retourner vers Montréal. Le travail, le vrai, m’appelle.

Kim me demande d’attendre. Elle a des cadeaux pour moi.

Elle court vers son sous-sol et en remonte les bras chargés. Un vase japonais, de magnifiques cadres de bois et deux coussins « pour le sexe tantrique ». Les restants d’inventaire d’une de ses anciennes vies. Des petits objets précieux qui ramassent la poussière. Aussi bien qu’ils servent à quelqu’un.

Elle dépose le tout dans ma voiture, veillant à ce que le vase, fragile, puisse survivre au trajet. Je la remercie pour tout. On se souffle des becs par la fenêtre, puis elle s’éloigne.

Tandis que j’entre mon adresse dans le GPS, je l’aperçois qui revient au pas de course. Elle ouvre la porte du côté passager et me tend une rose.

— Il faut que tu sentes ça! On dirait que ça ne se peut pas, une odeur si douce…

Oh, Kim.

 

Rose-Aimée Automne T. Morin
Rose-Aimée Automne T. Morin a signé le roman Il préférait les brûler et l’essai Ton absence m’appartient. Elle est également animatrice et chroniqueuse dans différentes émissions sur le Web, à la télé et à la radio. C’est la première fois qu’elle mangeait des cerises de terre en les trouvant bonnes pour vrai.

Photo de Kim Thúy : © Carl Lessard
Autres photos : © Rose-Aimée Automne T. Morin
Photo de Rose-Aimée Automne T. Morin : © Julien Faugère

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