À une certaine époque de ma vie, disons de 12 à plus ou moins 22 ans, j’entrepris de lire tout ce qui, de façon très arbitraire, me semblait devoir composer les fondements d’une culture littéraire digne de ce nom, préalable que je jugeais nécessaire à une saine appréciation de la production contemporaine. Ces humanités ratissèrent fort large et se terminèrent presque le jour où je devins libraire, une occupation qui, entre autres mérites, me fit délaisser le panthéon des morts et découvrir l’éphémère permanence des joies de l’ici et du maintenant.

Bizarrement, lire pour le plaisir est un luxe que les libraires se paient rarement. Cordonniers rhétoriques, gondoliers des eaux livresques, nous voguons comme de vraies frégates et ne pouvons qu’exceptionnellement nous laisser aller à dériver doucement sur de petits radeaux de farniente, aussi tentants soient-ils. Une bonne hygiène littéraire, tout comme la charité, que celle-ci soit bien ordonnée ou plutôt, comme c’est probablement le cas pour la plupart des gens qui en tout temps et partout lisent un peu de tout, bordélique au possible et sans plus de méthode que d’orientation, devrait pourtant commencer par soi-même. Seulement voilà, l’actualité littéraire est une roue dentelée que nul bâton ne saurait enrayer. Les tables de chevet de vos libraires — et celles de leurs salons, voire de leurs cuisines! — en témoignent; elles croulent sous les livres à lire ou à tout le moins à feuilleter sommairement, ne serait-ce que par éthique professionnelle. De pépites en pyrites, séparer le bon grain de l’ivraie va généralement de soi, quand bien même l’enthousiasme de la découverte se trouve parfois terni par d’amères déceptions, ce qui dans le meilleur des cas n’arrive que quelques fois par saison. À force, on finit par développer un flair de basset pour ce qui saura faire palpiter le cœur des lectrices et des lecteurs, à commencer par le sien propre.

Ainsi je me souviens, à la lecture d’Un cigare au bord des lèvres, avoir pressenti que le prochain livre de cet Akim Gagnon serait formidable. Granby au passé simple a confirmé cette intuition, remplaçant l’audace nihiliste et débonnaire du premier par la puissance désarmante d’une vulnérabilité aussi assumée que brillamment dépeinte. Cette forme d’autofiction me plaît tout spécialement. Dans un livre où l’absence d’esbroufe devient pratiquement un procédé littéraire, où la franchise de l’ironie est intacte, purgée d’un cynisme qui viendrait désamorcer la fébrilité des émotions que suscite la lecture, j’ai pour une fois le sentiment que la réalité est au coude-à-coude avec la fiction, que celle-ci accote celle-là, sans ce cliché du dépassement dont d’aucuns trop souvent la parent. Car la fiction n’a pas à être dépassée. Ni la réalité, d’ailleurs. En fait, c’est bien plutôt soi-même qu’il s’agit de dépasser. Akim Gagnon nous en fait là une éclatante démonstration. Il faut croire que j’ai un faible pour les romans où l’amour, aussi malaisé soit-il, finit néanmoins par — à défaut de sauver — justifier ou donner un sens aux vies de ceux que cet amour même esquinte. C’est aussi ce qui arrive dans le dernier de Réhel, La blague du siècle : une famille en perdition, trahie par le sort, trouve une certaine forme de rédemption dans l’ordinaire cruel et phagocytaire de ses drames, qui les révèlent à eux-mêmes tout en les détruisant. Il y a une noblesse qui m’émeut très fort là-dedans. Il y a bien sûr aussi la façon d’écrire de Réhel qui compte pour beaucoup dans l’équation. Ce poète romancier, que je lis scrupuleusement depuis Les volcans sentent la coconut et surtout La fatigue des fruits, a le chic de savoir appuyer aux bons endroits aux bons moments. Au fond, c’est un kinésiologue : sa maîtrise du mouvement est impressionnante, son sens des proportions et de l’équilibre est formidablement calibré; son humour saumâtre et l’ambivalence de son désespoir s’expriment ainsi dans un synchronisme qui donne presque envie de crier, que ce soit au loup, au génie ou aux deux, à vous de voir.

J’aime beaucoup les premières fois. La première fois que j’ai lu du Simon Brousseau, par exemple. Chaque lecture est une promesse, désormais, et qu’à cela ne tienne, il les a toutes particulièrement bien tenues jusqu’ici. J’aime aussi les premières fois cérébrales, moments de lecture générateurs de nouvelles synapses, de nouvelles sensibilités : l’intelligence traquée de Louis-Martin Savard, dans Le char de mon père, qui trouve son plein essor avec Folklorismes, un recueil où les échos de Francœur et de Rimbaud se répercutent dans « l’ennui inavoué du ressac »; la franche originalité de Saisons ennemies, de Jessica Côté, où l’amour, encore lui, est autopsié sans complaisance sous le scalpel d’une poésie qui pogne aux tripes; le caractère composite des histoires plus ou moins surnaturelles recueillies par Vincent Brault et rassemblées dans Les ombres familières, livre étonnamment exempt de toute teneur ésotérique à ne pourtant pas mettre entre les mains de ceux à qui le simple mot esprit fait peur si prononcé passé vingt-deux heures; la pénétrante sagacité de Sarah-Louise Pelletier-Morin et de son Marché aux fleurs coupées, qui quelque part fait un peu penser au Quand je ne dis rien je pense encore, de Camille Readman-Prud’homme, avec toutefois quelque chose de la savoureuse outrecuidance des injonctions à ne pas faire honte à son siècle de cette chère Daria Colonna, ce qui n’est pas peu dire.

Au fil de mes lectures, j’aime quand, au détour d’une phrase bien foutue, m’envahit l’impression de n’avoir jamais rien lu de tel. Je recherche inlassablement le plaisir qu’il y a à découvrir un talent indéniable pour ensuite en savourer l’éclosion. Enfin, et c’est là où vraiment se confirme la pertinence de lire les vivants, j’éprouve une félicité confinant à l’illumination quand s’insinue durablement la conviction que le meilleur est et sera toujours à venir, tant que le monde sera monde et que celles et ceux qui s’y meuvent continueront de nous le sublimer en livres.

Photo : © Paul Cimon

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