Les mains de ma grand-mère, son visage creusé de ruisseaux secs, ses yeux comme deux chandelles — la lumière résiste à tout. Lorsque je la visitais, j’aimais la scruter, m’abandonner dans ce visage. Je regardais ma grand-mère de la même façon qu’on observe les étoiles — le cœur léger et le vertige de ce qui se trouve au loin. Ma grand-mère est décédée pendant la pandémie, elle avait traversé un siècle entier. Au salon funéraire, j’ai pleuré en regardant ses mains et son visage pour la dernière fois.

Le patriarche
Il parlait devant le public, je me suis assis et j’ai été avalé par l’homme, écrivain transformé en intervieweur, je ne me rappelle plus qui partageait la scène avec lui. Je me souviens qu’il s’invitait doucement dans l’intimité de l’écrivaine à ses côtés, une délicatesse, une curiosité, un respect tout en passion partagée. L’écriture, la littérature prenaient toute la place, et on suivait, on valsait, l’écriture, la littérature.

C’est après ce fascinant imprévu que j’ai attrapé un premier Gilles Archambault, Qui de nous deux?, le récit où il évoquait le décès de la femme qui avait partagé son quotidien pendant un demi-siècle, j’ai aimé, j’en ai donc lu un autre et encore, il publiait à bon rythme, je sautais parfois un livre, replongeais au fil des envies dans cette œuvre étalée sur six décennies.

Cet été, un arrêt à la Librairie Vaugeois à Québec, la couverture de son plus récent recueil de récits — La candeur du patriarche — m’attire, un aimant de fusain et de gouache, on y voit une tête en recueillement, les yeux vers le bas, le geste d’une lectrice. J’ai acheté et l’ai terminé le jour même. Ce livre est d’une pertinence indiscutable, d’une grande profondeur et d’une lucidité qui émeut, ça célèbre la vie, aussi absurde et insignifiante soit-elle, ça décrit un monde qui défile autour de soi, au loin souvent, un écho, l’écriture et la solitude comme rempart.

« Je n’ai jamais pu m’habituer au temps », première phrase du livre, et déjà le crayon souligne. Gilles Archambault porte la conscience du temps et de ses mystères, l’étonnement de vivre. La candeur du patriarche parle du vieillissement, de la fragilité du corps, de la vie — son sens et ses non-sens —, de la mort qui rôde constamment autour, de l’attente, de la cruauté parfois enivrante des souvenirs, de ce retour constant à l’acte d’écrire. Archambault ne s’apitoie jamais sur ce sentiment de ne plus être de saison, accepte le fait d’être déconnecté de ce qui bouge aujourd’hui, il s’en nourrit : « je suis un visiteur en partance », lance-t-il ici, « je suis à l’âge des abandons », ajoute-t-il plus loin.

Au fil des pages, on le voit côtoyer sa famille, on le sent inconfortable à une émission de radio, on le laisse s’éblouir et se désespérer, souvent en même temps, on revisite des souvenirs de sa femme ou de voyages passés, on vit deux déplacements à Paris et on pleure à ses côtés le décès de ses amis Jacques Brault et François Ricard.

« La vie est brève et longue à la fois », écrit-il, porté par cet élan du « jamais plus » qui l’assaille à l’occasion. Même si Archambault dit « jamais plus », je nous souhaite de nouveau cette voix qui s’abreuve des silences et des brumes, cette voix pleine d’hésitations qui a toujours fui les idées reçues. J’ose vous dire à la prochaine, « observateur déboussolé ».

La matriarche
Il faudra l’apprivoiser, ce « jamais plus », pour la Franco-Ontarienne Marguerite Andersen, décédée en octobre 2022 à l’âge de 97 ans et dont nous avons pu lire ce printemps l’ultime ouvrage, M. projette d’écrire une nouvelle. Ce recueil de nouvelles et de récits a été écrit en puisant au mieux parmi ce qui lui restait d’énergie et de concentration. L’écrivain Paul Savoie l’a accompagnée dans le processus, lui prêtant l’oreille, prenant des notes, retapant l’ouvrage sur son ordinateur.

Ces petites proses font la synthèse d’une vie marquée par l’écriture, des échantillons choisis ou inventés de l’existence d’une femme, d’une écrivaine, d’une mère. Divisé en trois sections, l’ouvrage plonge sans pudeur dans la complexité de ce que l’humain porte en lui, nous trimballant au cœur des grands jalons de l’existence, la jeunesse en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale — elle portera toujours la honte du génocide nazi —, les amours difficiles, les amitiés, les déménagements, les luttes et les cassures, les bonheurs et les réussites. La mort se promène entre les pages, les corps vieillissent, les désirs insistent, l’enfance rebondit sans fin, et on résiste — car elle est une résistante, Marguerite — à ses côtés.

Marguerite Andersen montre, comme elle l’a fait sa vie durant, ce que l’écriture sauve, ce que l’écriture guérit. Elle permet, le temps d’un dernier livre, de nous convaincre qu’il faut parfois « avoir le courage de partir ».

Quand les souvenirs s’effacent
Je m’en voudrais de ne pas signaler toute mon admiration pour l’œuvre que conçoit depuis un quart de siècle la grande Aki Shimazaki, discrète écrivaine montréalaise. Il y a quelque chose hors du temps, hors des vagues, hors de la clameur, avec ces livres qui comptent pourtant parmi ce qui se fait de mieux. La nouveauté de l’année, Niré, ajoute une pierre à cette construction solide, où les secrets et les non-dits s’entremêlent au fil d’existences suspendues. Ici, on accompagne Nobuki Niré, vie normale, une épouse, deux filles, bientôt un troisième enfant, bon emploi, tout va bien donc, sauf sur un plan : sa mère glisse de plus en plus dans les méandres de la maladie d’Alzheimer, elle ne le reconnaît plus, elle perd contact avec ce qu’elle a été. Il y aura un journal intime retrouvé, une porte ouverte sur une vie qui se dépliera, une brèche, « un long passé dans le noir ».

Avec Archambault, Andersen et Shimazaki, il y a mille façons de faire la paix avec ce que nous avons été et ce que nous sommes. Il serait facile de passer à côté de leurs histoires, et pourtant, elles disent au mieux la grandeur et l’étrangeté de notre monde. Surgit la lumière, rayon tiède, une sérénité possible.

Photo : © Louise Leblanc

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