L’année nouvelle débute à peine, c’est l’heure des résolutions, des espoirs partagés, des rêves à nourrir, l’année nouvelle débute à peine, et on voudrait croire que tout ira, on empile les vœux chaleureux pour les uns et les autres. Pourtant, le monde n’invente plus que des craquements, des sursauts — quelles lueurs pouvons-nous espérer cueillir dans les replis des jours devant?

En octobre dernier, la Ville de Québec accueillait les représentant.es d’une quarantaine de villes qui portent comme elle la désignation de villes de littérature reconnues par l’UNESCO. Ce rendez-vous a permis de déployer davantage ce réseau international, de faire naître des collaborations, en plus de célébrer la vitalité littéraire de Québec et de Wendake. Je retiens mille souvenirs heureux des quelques jours de cette rencontre, bien que je demeure ébranlé par les troublants témoignages de nos courageuses amies ukrainiennes de Lviv et d’Odessa. Je n’oublierai jamais cette discussion avec Maya, consœur d’Odessa, qui me racontait, émue, tout ce que sa ville et ses proches avaient traversé. Elle m’avouait ne pas avoir dormi une seule nuit complète depuis février 2022, chaque jour, les sons étourdissants, les alarmes, les cris, la destruction, et pourtant, Maya travaille avec acharnement, sans moyen financier, pour soutenir les artistes de sa ville, pour rendre la littérature accessible. Le monde craque et elle résiste. Quelles lueurs pour Maya et pour celles et ceux qui vivent au cœur de ces atrocités?

Survivre
Caroline Vu, écrivaine et médecin de famille montréalaise, a grandi en pleine guerre du Vietnam, avant de fuir son pays natal au début des années 1970. Elle avait alors 11 ans et a dû tout recommencer, d’abord aux États-Unis, puis au Canada. Cette histoire fondatrice — la guerre, l’exil, la perte — continue à l’habiter, le sujet s’invitant dans les trois romans qu’elle a publiés jusqu’ici, tous parus en français chez Pleine Lune. Son plus récent, Boulevard Catinat, une succession de courts chapitres qui créent un rythme haletant, s’étend sur presque six décennies, se promène de Saigon en pleine guerre du Vietnam jusqu’à New York, et suit deux amies qui, d’une enfance commune, prennent des chemins opposés: Mai se lie avec des soldats américains et Mai Ly rejoint la résistance communiste. On côtoie aussi Nat, le fils de Mai né hors mariage d’un père GI afro-américain et abandonné dans un orphelinat. Les récits de chaque personnage s’entrecroisent pour déplier une version qui s’approche d’une forme de vérité — amoncellement de scènes incarnant le meilleur et le pire de l’amour et de l’amitié, enfilade d’abus, de mensonges, de racisme, de luttes pour échapper aux horreurs. Caroline Vu offre, parfois avec humour, toujours avec compassion, un regard éclairant sur ce que peut provoquer une guerre atroce sur celles et ceux qui survivent. Quelles lueurs pour les gens qui restent?

S’équilibrer
La créativité irremplaçable de Mireille Gagné scintille une fois de plus avec Frappabord, ce roman qui succède au Lièvre d’Amérique qui avait tant fait parler en 2020. Celle qui oscille de belle façon entre la poésie et la fiction offre une nouveauté qui parle de cette planète qui s’épuise et s’invente des zones de résistance. Ce roman siffle entre trois volets, un premier où on s’installe dans l’esprit d’un frappabord, mouche qui avec ses semblables font des ravages dans la région de Montmagny, un deuxième où, dans un futur proche de canicule, un certain Théodore travaille dans une usine de ressorts pendant qu’une vague de violence inhabituelle fait la une des médias et enfin un troisième où on s’aventure sur Grosse-Île en 1942-1943 alors qu’une trentaine de scientifiques, dont l’entomologiste Thomas, sont réquisitionnés par l’armée afin de travailler sur différents programmes liés à une potentielle guerre bactériologique. Ces histoires s’entrecroisent, se défient, s’éclairent, et c’est là le talent de Mireille Gagné de maîtriser avec efficacité chaque ficelle afin de construire un tout cohérent, prenant qu’on décrypte avec attention. Gagné glisse cette phrase au détour d’un chapitre, « l’équilibre est à retrouver », un résumé du livre en cinq mots, et pourtant on n’y croit pas trop — l’équilibre peut-il exister? Quelles lueurs pour l’humanité?

Avancer
« Elle n’est plus revenue », c’est ainsi que, dans Tu vis à Paris, je pense de Sarah Rocheville, une femme parle de l’abandon de sa mère alors qu’elle avait à peine 7 ans, un abandon qui définira à jamais l’existence de cet enfant. Cela s’est passé une nuit d’avril, disparition, aucune explication, au matin, deux enfants laissés à eux-mêmes. La narratrice alterne entre les fragments d’une vie racontée, blessures, questionnements, et la description de l’existence fantasmée de cette mère disparue, suppositions, possibilités, une histoire peut exister si on l’invente. Les années ont passé sans que les réponses ne surgissent, les conséquences néfastes, peurs, pensées noires, douleur et autres fragilités. Le père s’est réfugié dans un chalet dans Lanaudière, le frère vit en Angleterre où il fait de la recherche scientifique et la narratrice mène une vie tranquille à Sherbrooke où elle enseigne le piano. La fille écrit ce livre avec l’espérance d’un amour toujours présent, avec l’envie de la vie démultipliée de cette mère, avec cette tentation de crier parfois « reviens », avec cette honte de ne pas avoir été « digne d’amour ».

Peut-on faire la paix avec un abandon sans adieu? Comment peut-on faire confiance et continuer à avancer? Peut-on ne pas se méfier de tout, notamment de sa propre histoire? Ce livre parle on ne peut plus dignement de l’enfance, des blessures que l’on traîne, de ce qui continue de nous hanter des années plus tard. Quelles lueurs pour les abandonné.es?

***

De ces trois livres, une lueur peut-être, celle de l’invention comme réparation, celle de la littérature pour s’ouvrir les yeux un peu plus grands.

Photo : © Louise Leblanc

Publicité