Nous étions quatre, la lumière du jour tombant s’étirant sur le verre de la table basse que nous entourions, quatre jeunes adultes assis au sol, mes doigts ont souvenir d’un tapis moelleux. Quelques bières vides sur la table, une bouteille ouverte, la parole souple qui se raconte, un portrait en quatre temps, mes oreilles ont souvenir de rires et de pleurs ravalés.

Nous étions quatre, chacune et chacun venant de plus loin, océans et accents, des chemins de traverse qui convergent à l’autre bout du monde, et c’est là, sur ce tapis moelleux, autour d’une table basse en verre, que nous nous retrouvions, quatre trajectoires en collision, le temps d’une soirée, d’un mois, d’une année, les rires et les pleurs ravalés, des vies hors d’atteinte.

Ce moment loin de soi, choisi comme une promesse ou un devoir, pour des raisons diverses, l’une fuyant le chemin tout tracé qui l’étouffait, l’autre meurtri par une trahison de trop, le dernier qui traîne son existence comme un boulet. Nous avons toutes et tous des raisons pour partir, pour nous arracher à un lieu, à une histoire, nous n’en revenons pas toujours.

Je me rappelle m’être dit que ces vies mériteraient un jour d’être racontées. Il n’est pas surprenant que la littérature s’intéresse si souvent à ces moments de rupture, à ces failles qui s’ouvrent à nos pieds. L’écriture rapièce, cent promesses de reconstruction, l’écriture comme une petite cabane juchée sur une île hors du monde, hors du temps.

Ne jamais dire adieu
La trentenaire Marie-Sarah Bouchard dévoile en ce début d’année son premier livre, un recueil de nouvelles, Pas besoin de dire adieu, où la fuite s’avère une nécessité et où germent, parfois, rarement, de ténus espoirs de délivrance. Nous y rencontrons une galerie de personnages blessés, fragiles, en quête de repères qu’elles ou ils peinent à nommer. Il y a cette femme vulnérable qui subit les violences d’un homme malsain qui fantasme sur son ex terrée au Texas, il y a cette étudiante en arts visuels qui ne se sent jamais à la hauteur, il y a ce trio tissé serré dont l’un des maillons s’éloigne peu à peu, il y a cette femme désabusée par son travail dans une agence de publicité, il y a ce couple qui s’installe en campagne et qui cherche à combattre l’ennui et, à l’inverse, il y a cette campagnarde qui s’isole dans la grande ville, il y a ce pigiste qui vit en retrait du monde nostalgique d’une amitié du passé, et il y a les autres, célibataire, alcoolique, mère, amoureuse ou insomniaque.

Marie-Sarah Bouchard propose avec grand naturel, sans ornement superflu, une succession de vignettes qui dévoilent nombre de dérapages, de solitudes, de tergiversations, de jeux de pouvoir, de quêtes inassouvissables. Elle sait mettre la lumière sur ce qui grince et sur les troubles qui peuvent nous habiter.

Disparaître, encore
Dix ans après avoir lancé son premier roman, Frères, la troublante quête agitée de deux frères, le Montréalais David Clerson publie un quatrième ouvrage cet hiver, Mon fils ne revint que sept jours. Clerson sait dérouter, et il le fait ici aussi, Clerson sait écrire, il le révèle une fois de plus, phrases polies, descriptions inspirées et évocatrices, touches oniriques. Ça commence ainsi : « Le premier jour mon fils me confia avoir la sensation que son cerveau pourrissait. » C’est le début du premier jour — il y en aura sept —, et déjà la pourriture s’invite dans ces retrouvailles entre une mère et son fils, laquelle revient après dix ans de déplacements sur le territoire nord-américain et qui n’avait entretenu qu’un lien épistolaire avec celui-ci. Les deux sont isolés dans le chalet familial en Mauricie, la forêt et le lac tout près, où la mère vit depuis sa retraite. Le fils lutte avec le réel, avec les démons qui lui peuplent la tête, santé mentale fragile. On suit le décompte des jours ensemble, marches et repas partagés, souvenirs réapprivoisés, inquiétudes inévitables. Le fils absent, même pendant ces journées retrouvées, absent malgré sa présence. Autour de lui, la nature autoritaire, les animaux partout — courent les lièvres, les renards —, des figures obsédantes, répétées — des champignons, des animaux morts, des chiens. Il y a aussi ces présences silencieuses, la sœur et sa vie bien rangée ou bien le père disparu un automne lors d’une partie de chasse. Un parent, un enfant, deux solitudes, deux errances, deux fatigues, deux cordes sur le point de rompre.

Ce livre compose avec le poids du passé, avec ce que la famille peut créer comme effondrement, avec les limites de la parentalité, avec la réalité qui s’enfonce dans une mare boueuse, mais il y a quelque chose d’inexplicable, on ne s’y attend pas, mais il y a quelque chose à la fin, l’espoir d’une liberté reconquise, d’une réparation.

Fuir en soi
Voir Montauk, le premier livre de l’autrice canado-suisse Sophie Dora Swan — dont l’imaginaire se nourrit de ses années passées au Québec —, a obtenu une couverture généreuse à sa parution, et j’ose ajouter ma voix à ces échos positifs. Ce récit lu en quelques heures parle de ces fuites involontaires dans des territoires chancelants. Une fille soutient sa mère alors que cette dernière subit une entrée forcée dans un hôpital psychiatrique, une nouvelle crise, dépression sévère, idées suicidaires. Sophie Dora Swan alterne entre les formes pour livrer les trajectoires parallèles d’une mère et d’une fille, leurs souffrances respectives, l’angoisse, la culpabilité et la patience que demande l’accompagnement. Cette fille, marquée depuis longtemps par les cycles de la maladie de sa mère, dit une enfance bouleversée et les départs nécessaires pour se reconstruire.

Ce livre conçu comme un enchaînement de vagues — les élans, la houle — vibre aussi des bouées cueillies dans les mots d’écrivaines-sœurs, Martine Delvaux, Catherine Mavrikakis, Camille Readman Prud’homme, Marie-Hélène Voyer et tant d’autres, une solidarité pour traverser la tempête. Comme Sophie Dora Swan, je crois que les mots peuvent être « des canots de sauvetage » qui nous mènent vers cette petite cabane hors du monde.

Photo : © Louise Leblanc

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