Étienne Dufresne dans les oreilles, je marche vers le traversier, puis Chloé Jara-Buto se faufile dans l’écho du fleuve, les glaces filent vite, et tout à coup Vincent Paul, je me fais bercer par les réverbérations de cette musique qui s’invente aujourd’hui, qui fourmille au creux de petits studios ou de sous-sols en manque de lumière. Semaine après semaine, j’écoute Le char de marge, repère de CISM, la radio du campus de l’Université de Montréal, qui arpente les palmarès de la musique alternative et émergente. Moment de découvertes, de coups de cœur qui m’accompagneront souvent toute l’année, cela constitue aussi un moment d’incompréhension devant certaines propositions — je me sens vieux, je me sens déconnecté, je me sens dépourvu. Je me sens vivant, surtout.

À l’image de cette émission de radio qui m’enivre, me désoriente et me contrarie à la fois, j’ai une drôle de relation avec les collectifs, recueils de textes épars qui se construisent autour d’une thématique, sorte d’amour-haine, je peux difficilement résister, je les accumule, les lis en pièces détachées, curiosité intarissable. Je me plais à toujours y trouver la promesse de quelque chose de grand, un émerveillement que je n’aurais jamais pu trouver autrement. Ce que j’aime : la diversité et la camaraderie des voix rassemblées, l’audace des approches préconisées. Ce que j’aime moins : le caractère souvent inégal de l’ensemble, le sentiment parfois d’incomplétude.

Récemment, j’ai été renversé par la solidité mur à mur de Chambres fortes, piloté par Valérie Forgues qui a rassemblé une dizaine d’autrices pour creuser la pensée de Virginia Woolf et les thèmes présents dans le classique Une chambre à soi publié il y a près d’un siècle. La solitude et le silence, le temps et les lieux, la création et les moyens pour y arriver sont autant de concepts creusés par les créatrices. C’est presque un sans-faute entre le texte de Sarah Desrosiers sur cet intimidant lieu à soi, l’appel sensible d’Andrée Levesque Sioui qui fait naître une nouvelle chambre à habiter, les regards éclairants et riches d’Annie Lafleur, Stéphanie Filion ou Fanie Demeule sur la création, les interpellations vibrantes de Chantal Nadeau et de Madioula Kébé-Kamara à Virginia Woolf, la poésie de résistance de Marie St-Hilaire-Tremblay et la troublante autofiction — le meilleur texte du recueil en mon sens — de Virginie Chaloux-Gendron sur toutes les charges qui peuvent s’additionner et affecter un travail artistique.

Une autre belle réussite : Mortel·les, imaginé par Alice Rivard, un collectif « né d’un désir de représenter la mort dans sa complexité, en évitant les lieux communs, en abordant, avec ouverture et empathie, cette expérience à la fois intime et universelle ». On y trouve des textes d’un courage qui bouleverse et d’une vulnérabilité qui répare, un appel à considérer la mort comme « une partie intégrante de notre expérience humaine ». Le texte d’Ayavi Lake fait espérer un roman complet inspiré de ce clan de passeuses de traditions, alors que Mélodie Bujold-Henri, Valérie Forgues, Noémie Pomerleau-Cloutier, Katy Boyer-Gaboriault et Karianne Trudeau Beaunoyer m’ont particulièrement touché. « Nous sommes toustes mortel·les », chantent en cœur, avec honnêteté, ces écrivains et écrivaines.

Exister
Dans ce collectif, le texte d’Anya Nousri a également retenu mon attention. Lorsqu’est apparu On m’a jeté l’œil sur les rayons cet hiver, je n’ai donc pu m’empêcher de plonger dans le premier roman de cette Montréalaise d’origine algérienne. Cela a confirmé ce que je pressentais, un souffle, une voix brûlante qui entremêle le français, l’anglais, l’arabe et le kabyle, un ton qui bouscule et décape, et une histoire qui mérite d’être racontée et surtout d’être lue, une trame sonore qu’on n’entend pas assez souvent. Le roman s’intéresse à une jeune femme bercée entre le Québec, la France et l’Algérie. Pour combattre le mauvais sort qui semble l’habiter, on multiplie incantations, superstitions et rituels, cheveux et bouts d’ongle à brûler. Ce personnage se construit de tous les chemins empruntés avant soi, et s’étourdit au carrefour d’une existence à imaginer : répéter la vie des autres ou non, taire les désirs ou s’en nourrir, se rendre invisible — « n’incarne pas les clichés, efface-toi » — ou s’affirmer, franchir les interdits ou résister, reconnaître la révolte qui gronde ou la dissimuler. Les possibles se croisent, se mélangent, se heurtent dans cette histoire qui, entre parents, famille élargie, guérisseuses et sorcières, révèle une jeune femme qui se frotte au fardeau d’une vie non choisie, le poids de la famille, la pression insoutenable sur les femmes, le racisme et autres violences, une vie comme un dé condamné au hasard.

Chaque seconde est une victoire
La mort s’invite aussi dans Le miraculé, le récit livré par William S. Messier cet hiver, qui s’érige autour de cette prémisse : « On passe chaque jour à un doigt de la mort. C’est pourquoi il faut vivre, ostie, comme si chaque seconde était une victoire. » Messier a réellement passé dix ans de sa vie à un doigt de la mort, alors qu’une vertèbre cassée aurait pu à tout moment lui sectionner la moelle épinière. Le Sherbrookois revisite ce moment charnière, avec un sourire attendri au visage, un faux détachement qui cache bien la hantise d’une vie qui aurait pu ne jamais être. Entre des airs de Yes ou de Muzion, des visionnements de Magnum, P.I. ou The Price is Right, des tours de Volkswagen Rabbit ou de Chevrolet Lumina, des bouchées de Nutri-Grain aux pommes, des parties de basket ou des chemises à motifs hawaïens, Messier raconte l’existence d’une famille de la classe moyenne aimante dans l’Estrie de la fin du siècle dernier, de cette mort qui rôde. Cette chronique personnelle se nourrit des souvenirs transformés en légendes à force d’être répétés, de la vie ordinaire qui se frotte à des questionnements universels. C’est un récit plein de cœur, de bonté, et qui révèle la (mal)chance qui peut se trouver à chaque intersection d’une vie qui finira de toute façon bien trop vite.

Photo : © Louise Leblanc

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