Que trouve-t-on au croisement de soi et d’une personne rencontrée au hasard, les failles, les lignes de fracture, des cratères parfois? Ces plaques en mouvement représentent des zones à habiter, à décrire, à nommer. Comme lecteur ou lectrice, nous nous construisons aussi en écho à des écrivains et écrivaines qui surgissent à des moments déterminants de notre existence, dans ces instants où tout est à imaginer.

Il y avait peu de livres à la maison familiale. Ma sœur allait au cégep, je trottinais encore au secondaire. Ma sœur allait au cégep et rapportait ses lectures imposées à la maison, il y avait une ouverture à de l’inattendu parmi mes bandes dessinées ou livres pour ados empruntés à la bibliothèque. Un jour, je la vois sortir L’île de la merci d’Élise Turcotte de son sac — j’en ai reparlé récemment à ma sœur, elle ne se souvient pas de ce titre, moi si, bien sûr, un des livres fondateurs, les lignes de fracture que je nommais plus tôt. Élise Turcotte se trouvait au début de quelque chose, et je la retrouve ici, comme une clairière espérée au milieu de la forêt.

Il y a quelque chose qui bouille dans l’univers d’Élise Turcotte, des étincelles, une fièvre, et on s’y frotte encore dans Autoportrait d’une autre, ni roman ni récit, « une fiction qui n’en est pas une », définitions à brûler, barrières ouvertes. Élise Turcotte tisse une toile vibrante autour de sa tante, Denise Brosseau, une femme qui aurait voulu devenir philosophe ou écrivaine, une vie oubliée, des traces effacées, une tante qui a mis fin à ses jours à l’aube de la cinquantaine après une existence mouvementée, écartelée entre le Québec, la France et le Mexique, un quotidien animé par les liens avec des artistes ami.es, Gaston Miron, Pauline Julien, Gérald Godin, Réjean Ducharme, Marcel Sabourin, Alan Glass, les mariages agités avec les artistes Alejandro Jodorowsky puis Fernando García Ponce, constellation de lieux et de gens. Ce texte riche et ample retourne dans tous les sens ce que signifie être femme, être libre, être vivante, dissèque les contours de la santé mentale, des déséquilibres, des carcans imposés.

Élise Turcotte a tourné autour du projet pendant une dizaine d’années, la lassitude de l’élan qui ne trouve pas sa route mais qui nous rive au sol avec l’obligation de trouver une issue. Les lectures auront contribué à improviser une ouverture, un rassemblement de comme elle, de Nathalie Léger à Deborah Levy, de Maylis de Kerangal à Édouard Louis. Élise Turcotte nous tend un piège, se dévoilant comme rarement, révélant mais cachant, libérant, mais le peut-on vraiment, un texte doutant de lui-même, ce livre s’endort en laissant rêver mille fantômes dans ses marges.

Toutes ces vies à raconter
Aussi puissant que le livre d’Élise Turcotte, avec une forme sœur qui sait mettre de l’ordre dans le chaos, avec une quête parente, avec un cœur battant du même sang, le nouveau de Martine Delvaux (Ça aurait pu être un film) combat aussi l’invisibilisation de femmes rayées de l’histoire, fenêtres fracassées enfin. Après avoir été approchée par un producteur pour scénariser un film consacré à l’histoire d’amour entre Jean-Paul Riopelle et Joan Mitchell, Martine Delvaux s’intéresse à une troisième figure de l’histoire, une ombre — une lumière plutôt — méconnue qui gravite autour du duo. Le nom de cette femme : Hollis Jeffcoat. Il y a quelque chose qui se déclenche alors chez Delvaux, une quête passionnée — une pulsion brûlante, presque obsessionnelle — consacrée à cette femme artiste qui a accompagné un temps Joan Mitchell, s’occupant notamment de ses chiens, puis qui a suivi Riopelle, précipitant la fin de l’union tumultueuse des deux artistes.

Delvaux ne suit pas un fil établi — le début, la suite et la fin —, c’est plutôt une succession de fragments entre l’ici et le là-bas, le passé et le présent, le soi et l’autre, l’écriture et le temps silencieux, l’histoire et le tumulte. C’est une histoire d’amour entre une écrivaine et une personne rencontrée par hasard, une femme qui ouvre quelque chose de puissant. Delvaux raconte Jeffcoat, elle dialogue avec elle, invente ou suppose lorsque les réponses s’évadent. Delvaux redonne toute la place méritée, une dignité, à cette femme, représentation de toutes les « exclues de l’histoire officielle ». Ça aurait pu être un film, oui, mais ça devait être un livre, ça devait être ce livre.

Déclaration d’amour
Les éditions de Ta Mère comptent parmi les maisons d’édition d’ici qui savent m’apaiser (je sais l’étrangeté de ce verbe associé à cette maison d’édition) et me dérouter, j’imagine cette maison comme un grand immeuble à appartements bouillonnant, les bruits du quotidien agité, un bloc où habitent des voix rugissantes et ensoleillées. Je n’ai d’ailleurs pas été surpris d’y retrouver Tricératopcanon, le nouveau recueil de poésie de Baron Marc-André Lévesque, qui devait trouver une nouvelle famille après la fin des Éditions de l’Écrou. Ce recueil de fin du monde et de lumière, de liberté et d’oppression — juxtapositions impossibles mais rien n’est impossible avec Baron Marc-André Lévesque — touche la cible avec son caractère à la fois ludique et touchant. Récemment, j’ai aussi été épaté par ce Cariacou d’Olivier Lussier, récit de chasse, poésie de bois, accumulation de souvenirs qui sentent l’automne, la solitude et l’air frais. On se terre dans ce texte comme dans un campe aux tables couvertes de cannettes vides et de douilles, on réfléchit à la vie, à la mort, la nôtre, et à celle imposée à des animaux pourtant respectés. Lussier décrit magnifiquement la tendresse de l’attente, la nostalgie des doigts gelés, le grandiose de l’espoir, sans jamais voisiner les clichés qui auraient facilement pu surgir.

Martine Delvaux a raison d’écrire que « tout est matière à écriture. Tout ce qui nous arrive ou arrive aux autres, tout ce qu’on observe et qu’on porte à l’intérieur de nous, tout ce qui retient notre attention. Tout. Toute la vie, même ce qui semble futile ». Tout mérite d’être écrit, surtout ce qui a été tenu trop longtemps au silence.

Photo : © Louise Leblanc

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