Signer une chronique comme celle-ci représente un privilège énorme, celui de butiner, un papillon au printemps, les premières fleurs percent la neige, celui de faire des choix selon les envies. Les options sont nombreuses, le Québec déborde d’écrivaines et d’écrivains de talent, on le sait, on le répète, on le voit.

Je regarde la pile des livres lus dans le dernier mois, le vertige de décider, je voudrais tant parler de Hotline de Dimitri Nasrallah (La Peuplade), magnifique, j’y reviendrai sûrement, je voudrais célébrer le savoir-faire du collègue Pierre-Luc Gagné, dont le Jardin de la morte (Hamac) m’a grandement touché, je voudrais vous convaincre de découvrir le nouveau venu Alec Serra-Wagneur, dont Le silence des braises (La maison en feu), recueil de huit nouvelles où la nature et le territoire d’ici se dévoilent dans leur inquiétante et majestueuse grandeur, témoigne d’une maturité étonnante. Pourtant, je les laisse là, en suspens et à regret, car il y en a trois, empilés l’un sur l’autre, lus en cascade, des murmures en résonance, qui m’interpellent et s’interpellent, trois livres qui se tiennent la main, trois approches différentes, et qui, pourtant, ont en commun une troublante plongée en soi et contre soi.

Deux vies en collision
Premier arrêt, Avec ou sans Kiki de Denise Brassard. L’automne dernier, j’avais croisé Robert Lévesque dans une soirée, un hasard, on célébrait l’inclassable Marie-Andrée Lamontagne qui recevait une distinction méritée. Une soirée, les voix se mélangent, les discussions en liberté (grande), et la littérature s’invite, bien sûr, la littérature et toutes les portes qu’elle ouvre. Robert Lévesque, tout à coup, s’exclame devant ce livre à paraître, je tends l’oreille, Denise Brassard, il y a de ces élans d’enthousiasme qui méritent l’attention. Lorsque j’ai vu surgir ce livre bleu, je n’ai pas hésité, j’ai plongé. Une Montréalaise quadragénaire s’installe un temps à Paris avec l’objectif d’écrire un roman consacré à Kiki de Montparnasse. Entre les recherches et l’écriture, la narratrice erre dans la ville, en attente d’un mouvement qui ne vient pas, prisonnière d’un marasme qui la fige souvent. Tout devient prétexte à faire le bilan de sa vie, amours compliquées, désirs inassouvis, espoirs éteints. Le roman alterne donc entre les soupirs d’une vie et le regard oblique jeté sur la grande Kiki, la débrouillarde, la sensible. On revisite le parcours de l’artiste — l’enfance difficile, l’abandon du père, la froideur de la mère, la pauvreté, la violence, la femme qui cherche sa place et la trouve dans cette faune de Montparnasse, les lieux mythiques et les personnages plus grands que nature. Oui, les succès et les plaisirs, mais aussi les désenchantements, les abus, la dépendance, l’isolement. Cette Kiki, symbole de liberté et du pouvoir de la métamorphose, confronte la narratrice, des portes ouvertes sur une existence à repenser. Un livre réussi, quête dans la quête, revisiter l’autre mais en profiter pour s’attarder à soi, vies en collision et en communion.

Habiter les frontières
Le lendemain, détour en librairie, les vitrines invitantes, les suggestions de libraires, les tables de nouveautés. Sur l’une d’elles, un petit format me dévisage : Marie Darsigny, Encore. Marie Darsigny se moque des formes et des pratiques, l’autofiction, la poésie, l’essai, les performances sur scène, peu importe, elle fore un tunnel dans le roc, perce des montagnes, et ne craint pas de brouiller davantage ce qui apparaît déjà troublé. Ici, elle s’engage dans un « conte de toxicomanie tranquille », fragments et autres collages, avec la vérité, la sienne, loin de revendiquer, loin de culpabiliser, loin de statuer, juste raconter, juste réfléchir, juste creuser encore, encore, le roc, la montagne. L’autrice se frotte à ses dépendances, « substances, bouteilles, cannettes, sachets, comprimés », à ces moments du quotidien habités par les doutes, les dénis, les tensions, des souvenirs comme des éclairs, ces moments où « elle est prête à tout pour vivre au-delà de [ses] limites ». Darsigny habite les zones frontières, l’addiction assumée sans être célébrée, l’apaisement, l’engourdissement, elle annihile les discours dominants qui ne se tournent que vers une réhabilitation rédemptrice, une sobriété qui peut arriver, certes, mais pas toujours. J’ai été happé par ce regard piquant, plein de déchirements, de questionnements, de fatigues. Marie Darsigny agit en résistante, une lutte pour se défaire de ses hontes, de nos hontes, pour ébranler les raccourcis que doivent supporter tant de gens vivant une situation de dépendance, pour déboulonner ce qui n’a plus à tenir debout.

Un abri en flammes
Autre journée, fin mars, crochet à la Maison de la littérature, le milieu littéraire de Québec y est rassemblé pour la remise des Prix littéraires de la Ville de Québec. Le premier prix (Anne Guilbault — sur ma pile à lire), un autre et un suivant, on arrive au prix de la poésie Jean-Noël-Pontbriand, décerné cette année à Virginie Chaloux-Gendron, elle monte sur scène, son émotion, ses mots, je ne suis sorti de cette cérémonie qu’avec l’idée d’aller cueillir son recueil, La fabrique du noir, en librairie, ce que j’ai fait le jour même. J’en ai terminé la lecture au début de la nuit — sommeil agité. La poète suit son ombre, un temps suspendu, regard sur une relation marquée par la violence conjugale, la sournoise, l’intolérable, un monde en effritement, un abri en flammes, un trou noir. Il est impossible de ne pas frémir devant l’horreur, les souffrances vécues en solitaire, et cet enfant au milieu de tout cela, cet enfant qu’elle aime tant. Il fallait parler, il fallait raconter, il fallait revivre, il fallait respirer, et la poésie — ce recueil vif et nécessaire — comme possible.

Trois livres, main dans la main, je le disais, et d’autres mains à saisir, nombreuses, notamment ce Mise en forme de Mikella Nicol que je conclus ces jours-ci. Trois livres, et vous, et nous à leurs côtés.

Photo : © Louise Leblanc

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