Rimbaud eut trois sœurs, Vitalie morte à quatre mois, Vitalie morte à 17 ans, Isabelle qui lui survécut; mais il en aura tant d’autres frangines (et frangins, une faune universelle). L’une des plus singulières est Patti Smith, punk et poète, rockeuse et rêveuse, rimbaldienne amerloque au profil de vieille sage Cheyenne.

Patti Smith, pour moi, outre la figure efflanquée du rock punk des années 1970, c’est d’abord une fille qui écrit, qui digresse, qui rêvasse, qui délire, et ses livres, peu nombreux, sont chaque fois des plaisirs de lecture : Just Kids, où elle raconte sa bohème avec Robert Mapplethorpe, M Train, où elle court les cimetières pour se recueillir sur les tombes de ses idoles (Rimbaud, Genet, Plath, Ozu, Brecht, Akutagawa, Swinburne : « les morts nous considèrent avec curiosité », écrit-elle, ingénument), et puis ce si étrange conte, Dévotion, où elle transpose le mythe de Faust dans l’univers glaçant et morbide d’une ado fana de patinage solitaire que poursuit d’un désir brutal un esthète. Tous sont des textes aussi obsessifs que sublimes.

Deux découvertes l’auront campée : en 1955, à 7 ans, allant au catéchisme avec sa mère, elle entend, sortant d’un orphéon de banlieue, la voix de Little Richard qui chante Tutti Frutti : « je ne comprenais pas ce qui m’attirait, j’étais bel et bien attirée, ça m’a transportée, c’était ma naissance au rock’n’roll », expliquera-t-elle. En 1967, à 16 ans, elle passe devant une librairie d’occasion et remarque un visage sur un bouquin usé : « moue boudeuse, cheveux indociles, cravate vague, yeux clairs, regard porté loin ». C’était la photo du Rimbaud de 16 ans prise par le photographe Étienne Carjat en 1871 et qui orne un exemplaire en anglais des Illuminations. Elle y sent une parenté avec la photo de Bob Dylan sur son premier album, celui de 1962. Sans le sou, et pour la frimousse de ce gamin inconnu, elle pique le livre : « Ces Illuminations sont devenues le livre le plus important de ma vie », répétait-elle encore lors d’une interview à la revue America en 2018.

Rimbaud, ses poèmes, ses fugues, sa jeunesse déréglée, sa rupture brutale avec la littérature, son Abyssinie suante, son agonie d’amputé à Marseille, tout du garçon de Charleville-Mézières devenu le plus grand poète de son temps va imprégner et l’œuvre et la vie de Patti Smith, elle en sera la matière première de ses rêves et de ses désirs, de ses chansons, de ses performances (sa longue tournée Rock’n’Rimbaud dans les années 1970), de ses poèmes (Search of Rimbaud, Rimbaud Dead, Land — dans l’album Horses où elle lance l’injonction « Go Rimbaud ») et, en particulier, celui titré Dream of Rimbaud où le rêve la transporte à Roche, le village de la mère de Rimbaud (« la mère Rimbe », disait-il rageusement), où elle retrouve le Rimbaud de 16 ans, son âge à elle, la photo de Carjat étant le déclencheur de leur scène primitive, mais scène de laquelle l’innocence et l’idéal s’enfuiraient pour devenir un désir charnel, un érotisme fait de douleur, de colère, de violence, dans le plus pur esprit punk dont Rimbaud, selon elle, était le tout premier des leurs.

Dans Lipstick Traces : Une histoire secrète du vingtième siècle (Allia, 1998), le critique américain Greil Marcus écrit : « Rimbaud est la beauté, la poésie et l’appel au meurtre réunis en une seule figure ». Allen Ginsberg a célébré en Rimbaud « un punk avant l’heure ». Patti Smith, elle, poète et chanteuse la plus totalement investie dans la fratrie du poète d’Une saison en enfer, y est allée à fond d’une poésie turbulente, avec des mots crus, durs, injurieux, faisant sien l’« encrapulement » que le poète carolomacérien prônait, et avec, au surplus, lorsqu’elle est en scène, les cris et les larsens de sa guitare appelant à cette beauté injuriée de celui qui, à 19 ans, à Roche, un bandage au poignet depuis son retour de Bruxelles où Verlaine lui a tiré dessus, écrivait : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux/Et je l’ai trouvée amère/Et je l’ai injuriée ».

Un essai du journaliste français Pierre Lemarchand qui porte sur Patti Smith et Rimbaud fait de fort belle façon le point sur cette « constellation intime » dans laquelle la jeune prolétaire américaine née dans les quartiers pauvres du nord de Chicago (père ex-militaire devenu ouvrier, mère serveuse dans un greasy spoon) devenue ouvrière en usine avant de fuir à New York à 20 ans en 1967 a pu devenir une sœur ardente du poète absolu, à New York où elle aura connu et aimé le photographe Robert Mapplethorpe, homosexuel qui va mourir du sida en 1989, et où, lorsqu’elle commencera à se mêler à la scène punk, avec le groupe Television, le premier guitariste avec qui elle travaillera s’appellera, ça ne s’invente pas, Tom Verlaine. Rimbaud qui la précède la poursuit.

On apprend dans l’essai de Lemarchand que Patti Smith a poussé loin la frénésie de son admiration, de son amour aveugle, de sa fraternité idolâtre avec celui qu’elle n’hésitait pas à appeler son amant secret. En 2017, elle a acheté à Roche, le village de la mère de Rimbaud, une maison qui a été construite sur le terrain où, détruite par les Allemands à la fin de la Première Guerre mondiale, la ferme familiale de la mère de Rimbaud avait existé. Toute trace de la maison où Rimbaud a écrit, dans le grenier de la grange, les vers d’Une saison en enfer était disparue, mais qu’importe au cœur de Patti… qui déclara sur France Culture que c’est « la terre, bien plus que la pierre, qui lui importe ».

Dans Présages d’innocence (Christian Bourgois, 2007), Patti Smith évoque l’une de ses nombreuses errances en solitaire (ses pèlerinages, plutôt, ou ses voyages en Rimbaldie) sur les terres natales de Rimbaud, celle qu’elle effectua en 2004, avec la vieille édition de seconde main des Illuminations volée en 1967 dans une poche de son grand manteau, un vieil imper gris, et, après avoir traversé Charleville où il a grandi, elle a cette phrase sororale, fraternelle, toute de compréhension, de délicatesse, d’ardeur et d’amour : « j’ai marché dans les rues que tu méprisais, les rues que j’aime, tant tu les as méprisées ».

Photo : © Robert Boisselle

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