Plongeant dans les tribulations d’un quarantenaire ordinaire, Houellebecq poursuit son étude minutieuse et éclairée de la grande désillusion de notre monde contemporain. Anéantir, son huitième roman, se penche sur la quête désespérée de l’homme vieillissant face à la solitude et au vide spirituel.

Comme toujours chez Houellebecq, on retrouve dans ce huitième roman l’obsession du sexe, l’humour grinçant et acide, le délitement des mœurs, des croyances, des idéologies et une déprime généralisée des personnages. On n’a pas toujours envie d’entendre parler du désespoir. Je soupçonne les détracteurs de Houellebecq de ne pas vouloir se faire montrer les visages de la profonde tristesse qui peuple nos existences, qu’il a choisi de raconter sans fard à travers ses névroses ou ses mornes manifestations ordinaires. Pourtant, le lecteur patient sera surpris de découvrir de la lumière et un véritable éloge à la vieillesse et à l’empathie au fil des 736 pages qui composent cet énorme pavé. Un roman qui se passe en 2026 et 2027, alors que « la France [est] en déclin », et qui dénote toujours l’exceptionnel talent d’observation de l’écrivain français réputé pour sa posture de dépressif réactionnaire.

Anéantir traite de la déchéance, de la vieillesse et de la maladie à travers le récit très balzacien de Paul Raison, principal conseiller du ministre qui, sans grande conviction, se laisse porter par la vie avec une sorte de passivité. Paul incarne l’homme moyen, ni extrémiste, ni radical ou haïssable, se présentant comme un homme sans attaches, sans destinée, qui n’a pas vraiment d’opinion sur la politique, la vie, l’amour. « La France est triste », écrit-il, sans pathos ni larmoiement. La tristesse de la France narrée est cet état de détachement mou, de désintérêt que Paul incarne parfaitement. Il observe les autres, remarque leur comportement comme s’il était déjà loin, presque mort, symbole du désistement des contemporains en perte de repères, de maître, errant en manque de sens à donner à leur vie.

Son union avec Prudence s’est rapidement dégradée, comme en témoigne le « partage du réfrigérateur qui symbolisait le mieux la dégénérescence de leur couple ». Bien que leur entente sexuelle ait toujours été bonne, le « désaccord alimentaire s’était par contre manifesté rapidement ». La mutation végane de Prudence a déclenché « une guerre alimentaire totale », qui dure depuis onze ans. Ils font chambre à part, et sont parvenus à une sorte de « désespoir standardisé ». De plus, Prudence a rejoint une secte étrange, mais pas « très hard, plutôt un truc de femmes, à base d’huiles essentielles ». Acerbe et toujours aussi excellent à nommer nos absurdes réalités, Houellebecq raconte le déclin de ce couple, qui a débuté dès qu’ils eurent acheté un appartement en commun aux abords du parc de Bercy. « La coïncidence n’était pas fortuite, une amélioration des conditions de vie va souvent de pair avec une détérioration de raisons de vivre », ajoute l’auteur, observateur acide, mais toujours aussi juste. Il ajoutera que si Paul et Prudence n’ont pas d’enfant, c’est en partie parce que « les enfants aujourd’hui ne suffisent plus à sauver un couple, ils contribuent plutôt à le détruire ».

La menace de l’anéantissement est l’ombre qui plane sur les personnages de ce roman écrit au passé simple, très classique dans sa forme, porté par un souffle plus lent, un mode moins tapageur et plus en retenue que celui auquel nous a habitués Houellebecq. La froideur du récit contraste avec une certaine tendresse qui se développe surtout dans la seconde partie du livre. Le thriller politique ponctué de mystérieux attentats technologiques anonymes qui est mis en scène au début du roman n’est au final qu’une intrigue secondaire sans grand intérêt alors que le vrai récit se concentre sur la maladie du père de Paul, atteint d’un AVC, sur les membres de la famille qui vont en prendre soin, sur le déclin de la santé de Paul, atteint d’un cancer, mais surtout, sur la reconstruction du lien entre Paul et Prudence. Anéantir fait l’éloge de la compassion et de l’amour et réussit à toucher même s’il est par moments d’une vulgarité inutile. L’obsession de Houellebecq pour le sexe et la misogynie demeure. L’aigreur aussi. Il s’amuse à comparer souvent les humains aux animaux et ce n’est généralement pas très flatteur pour les premiers. Le rituel d’apprivoisement des corps des amoureux est par exemple comparé à celui des oies.

Si le récit s’étire parfois en longueurs, surtout en ce qui a trait à la campagne pour l’élection présidentielle qui ne suscite pas beaucoup d’intérêt, on y trouve de véritables perles d’observation, justes, incisives et parfois très drôles. Observations sur les problèmes de couple, ce « lieu secret, où nul ne pénètre », « non susceptible d’interventions ni de commentaires », « même pas une expérience à proprement parler, une tentative ». Paul aura aussi ces mots après avoir découvert le doute que lui inspirait désormais la notion de peuple français, doute généralisé à la communauté humaine : « Le monde humain lui apparut composé de petites boules de merde égotistes, non reliées, parfois les boules s’agitaient et copulaient à leur manière, chacune dans son registre, il s’ensuivait l’existence de nouvelles boules de merde, toutes petites celles-là. » Mais s’il emprunte des airs parfois légers, cyniques et humoristiques, le roman distille également les habituelles sombres réflexions philosophiques de l’auteur, comme celle que Paul se fait au sujet des attaques terroristes : « Le pire était que si l’objectif des terroristes était d’anéantir le monde tel qu’il le connaissait, d’anéantir le monde moderne, il ne pouvait pas leur donner tout à fait tort. »

Anéantir n’est pas le plus fort des romans de l’auteur, mais répugne autant qu’il enchante, provoquant cet étrange envoûtement qui fait chaque fois son effet. Il fait parfois hérisser les poils avec ses déclarations misogynes, sexistes, racistes ou xénophobes, mais son intelligence aiguisée dépasse la bêtise de ses personnages misanthropes, qui vont finir par rebâtir de l’espoir dans ce monde pourri. Juste pour ça, le voyage en vaut la peine. En fin observateur, analyste méticuleux de notre société, Houellebecq tire le portrait de ses contemporains avec une sorte de méchanceté pleine d’amour déçu. On aime comme on déteste Houellebecq, mais au bout de ce livre se découvre une réelle humanité. Bouleversant.

Photo : © Justine Latour

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