L’écrivaine anglaise Anna Hope décortique avec lucidité l’effondrement du rêve de l’âge adulte, une fois qu’on y est, de la même manière qu’Elena Ferrante raconte sa fracturation depuis le point de vue d’une enfant. D’une manière ou d’une autre, on ne s’en sort pas : vieillir rime avec la perte des illusions.

Qu’advient-il à l’âge adulte, passé la mi-trentaine, quand l’horizon des possibilités se rétrécit et les rêves de jeunesse se heurtent à la réalité? On n’imagine jamais la vie adulte telle qu’elle le devient, parce qu’on imagine des vies adultes, multiples, infinies, flottantes, alors qu’on n’en a qu’une seule, très concrète et un jour fixée.

Pour Hannah, Cate et Lissa, la fin de la trentaine charrie son lot de deuils sur ces promesses que l’âge adulte n’a pas tenues. Les amies avaient pourtant tout devant elles lorsque, durant les années 90, elles vivaient dans une maison victorienne au cœur de Londres. Avec une finesse et un humour mordant, Anna Hope résume la grande désillusion qui accompagne cet âge où un certain possible se referme, particulièrement pour la femme. Nos espérances traite du désenchantement qui guette tant de jeunes filles qui atteignent le cap où s’amenuise la patience pour connaître enfin le succès professionnel qui va faire décoller la carrière, l’espoir que l’amour ou la mise au monde d’un enfant concrétisera le sentiment du grand accomplissement.

Pour Lissa, c’est son rêve d’actrice qui s’effrite alors qu’elle est réduite à passer des auditions pour des publicités où elle est traitée comme du bétail. « Elle l’emmerde, le gros directeur de casting avec ses trois congés par an. Elle les emmerde, les deux réalisateurs avachis derrière leur écran de contrôle comme des ados qui s’ennuient. Elle l’emmerde, la caméra qui te balaie des pieds à la tête plus lentement qu’elle le fait avec les hommes. » Elle les emmerde, tous, « les hommes qui mènent cette putain de danse ».

Hannah, malgré une brillante carrière de sous-directrice d’une grosse ONG mondiale et un époux adorable maître de conférences dans une des meilleures facs de Londres, n’arrive pas à tomber enceinte malgré les nombreuses tentatives de fécondation in vitro se soldant chaque fois par un échec. Elle a beau avoir travaillé dur toute sa vie, l’univers n’en a « rien à carrer » qu’elle se soit « cassé le cul ou non au boulot ».

Pour sa part, Cate se trouve totalement déprimée dans sa nouvelle vie de mère dans le Kent, ses nuits blanches à nourrir le bébé, sa belle-mère dans les jambes et ses soirées tendues avec Sam. Elle est tombée enceinte trois mois après leur rencontre, neuf mois plus tard ils étaient mariés et dix-sept mois plus tard elle habitait Canterbury. « C’est comme si la vie avait décidé pour elle. L’avait ramassée, retournée et déposée loin, très loin de chez elle. »

L’auteure fait des allers-retours entre ces années de jeunesse où tout paraît trépidant et enivrant et l’âge où la vie semble glisser lentement vers une pente qu’on n’avait pas imaginée. Avec un fond féministe jamais revendicateur, Hope raconte avec lucidité et beaucoup de tendresse la rivalité en amitié ou comment chacune des trois femmes envie l’autre en secret pour ce qu’elle n’a pas. Or, si le constat est dur, le roman, lui, n’est aucunement triste, au contraire. Drôle et incisive, l’écrivaine britannique brosse un portrait de génération parfois cinglant. Une scène explosive et haute en couleur de souper catastrophique sert entre autres de point de bascule au roman, qui n’est pas sans écho à la société québécoise, m’ayant moi-même trop souvent reconnue chez l’une ou l’autre de ces femmes en quête de sens. Si chacune se sent seule, creuse, vide, bancale, alors le constat est universel : nous sommes toutes et tous un jour en face des limites que la vie nous impose. L’espérance est ce qui nourrit la jeunesse, puis ce qui lui nuira une fois qu’elle aura été déçue.

Les adultes, ces menteurs
Pour Giovanna, 13 ans, la désillusion concerne l’image qu’elle se fait de ses parents, alors qu’elle traverse une crise d’adolescence marquée par leur divorce et la découverte de l’existence d’une tante rejetée, maudite, à laquelle, paraît-il, elle a le malheur de ressembler. Tout commence par une phrase lâchée par son père qui la qualifie de « très laide ». À partir de là, la vie de Giovanna bascule.

Revenant en force après sa célèbre série L’amie prodigieuse, qui lui a valu un succès international, la mystérieuse Elena Ferrante choisit de suivre le parcours inverse que celui raconté dans sa célèbre fresque. Ici, une jeune fille de bonne famille napolitaine renie sa classe pour retourner vers ses origines modestes, renouant avec cette Zia Vittoria si mal élevée et vulgaire, à qui elle emprunte les manières, le ton, la colère pour nourrir une véritable rébellion contre sa famille. « J’avais maintenant découvert que j’avais un sale caractère, et que j’étais capable de mauvaises paroles comme de mauvaises actions. Si je possédais des qualités, je faisais en sorte de les étouffer afin de ne pas me sentir comme une pathétique jeune fille de bonne famille. »

Giovanna se sabote, répondant à un « violent besoin de dégradation », arrêtant d’étudier, s’enlaidissant volontairement, mais à force de vivre aux côtés d’adultes décevants — un père désormais en couple avec la mère d’une de ses meilleures amies, une mère déprimée réfugiée dans le culte de son ex-mari —, elle s’ouvre au monde extérieur, à l’influence de cette tante ennemie, découvre l’indépendance d’esprit, l’affranchissement du cadre familial et fait des rencontres marquantes. Roman d’apprentissage qui se passe sur trois années charnières dans la vie de l’adolescente atypique au caractère bien trempé, La vie mensongère des adultes saisit avec une merveilleuse efficacité les tourments de cet âge où l’image du monde adulte se fissure, les parents tombent de leur piédestal et laissent un grand vide de sens et de modèle qui demande à être comblé. La force du livre tient à la capacité de l’auteure à nous transmettre la quête menée par la protagoniste pour se frayer un chemin dans ce monde très trouble, empreint de désillusions, de violences et de mensonges, où la vérité demeure souvent opaque. Alliant avec doigté profondeur psychologique, simplicité de la forme et ferveur féministe, Ferrante frappe fort ici encore. Un petit bijou acéré comme un couteau.

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