Que ce soit un doute professionnel, amoureux ou filial, un élément venant ébranler l’équilibre de l’existence, chacun cherche à se raccorder avec sa propre vérité dans Être un homme.

Ce recueil de dix magnifiques nouvelles qui, par un jeu d’échos et une forte cohérence, forment entre elles un entrelacs d’histoires aux ramifications communes révèle l’immense talent de nouvelliste de l’écrivaine Nicole Krauss. Sorte de roman choral sur la quête d’identité, Être un homme tire son titre d’une nouvelle éponyme du recueil, mais s’éclaire aussi par « Zoucha sur le toit », le récit du grand rabbin Zoucha qui, au moment de mourir, attend le jugement divin, honteux de n’avoir été « ni Moïse ni Abraham ». Or, quand Dieu lui demande « Pourquoi n’as-tu pas été Zoucha? », il prend alors conscience qu’il a simplement échoué à être lui-même.

L’extraordinaire conteuse new-yorkaise mêle érudition, fine analyse psychologique et autodérision dans ce livre où, fidèle à ses obsessions, elle se penche sur le long cheminement vers soi, parcours jamais droit, toujours plein de bifurcations, de doutes, de forces en tension. On retrouve l’univers ambigu peuplé d’identités confuses, de morts et d’étrangeté de son précédent roman, Forêt obscure. Ses personnages cherchent à se rapprocher d’eux-mêmes pour que « l’autre monde » vienne à eux, comme le dit une des protagonistes de la très originale nouvelle « Voir Ershadi ». Deux femmes bouleversées par le film Le goût de la cerise verront apparaître dans leur vie son acteur principal, Homayoun Ershadi, déclenchant chez elles un sentiment de tendresse extrême. Alors que la narratrice ignore le sens à donner à cette apparition mystérieuse, son amie actrice verra sa réalité amplifiée par l’événement. À la suite de l’incident, la narratrice devra admettre qu’elle était en train de passer à côté de sa vie, que quelque chose en elle l’empêchait de s’écouter. La révélation prend toujours chez Krauss des détours inusités par l’étrange, le mystère, une voix difficilement pénétrable. Souvent, là où les personnages se croyaient forts, ils se découvrent fragiles.

« La fin des temps » raconte la séparation d’un couple juif, où l’acte de divorce devient un « écrit de répudiation », prétexte pour l’auteure à faire l’examen critique de la rigidité des traditions juives, mais aussi l’étude lucide et pénétrante des sentiments humains à travers l’usure du couple. « L’orgueil était-il autre chose qu’une vulnérabilité travestie en force, jusqu’au moment où elle en devenait finalement une? »

Krauss se penche aussi sur la question du désir dans un monde marqué par l’ère du mouvement #metoo. Dans « En Suisse », une femme confronte sa vision du désir de sa jeunesse à celle d’aujourd’hui. Elle se souvient d’une fille dont elle admirait jadis l’audace, arrivée d’Iran via le 16e arrondissement à Paris et qui fréquentait un banquier hollandais au moins deux fois plus âgé qu’elle. Trente ans plus tard, la narratrice comprend que Soraya, âgée de 13 ans, s’était engagée dans un jeu « lié au pouvoir et à la peur, au refus de se soumettre aux vulnérabilités qui sont les nôtres dès la naissance ». Mais la vérité est que cet amant hollandais « aurait pu la briser d’une seule main, mais soit elle était déjà brisée, soit elle ne se briserait jamais ».

Lucide et critique envers les abus sexuels et la masculinité toxique, Krauss se fait aussi tendre envers ces hommes sur lesquels des femmes cherchent à s’appuyer, qui sont les fils, les amants, les pères, les amis et les maris de celles qui se racontent. Dans Être un homme, la narratrice confronte diverses images de la virilité avec une sensibilité et une justesse dignes de mention. La femme se demande si son amant, un boxeur allemand, aurait pu être nazi, puis se fait raconter par son ami israélien son service militaire, dans ce pays où « devenir un homme », c’est « devenir soldat ». Mais lorsqu’un enfant se trouve soudain dans sa mire, l’ami comprend qu’il est devenu une machine, combien absurde est ce désir de vouloir mourir pour son pays. Finalement, le fils prépubère de la narratrice se plaint de son corps trop maigre, cherchant à correspondre à l’image virile de l’homme. Par une habile mise en commun de ces différentes perspectives sur la masculinité, Krauss fait la démonstration que la vulnérabilité se trouve souvent au cœur même de la puissance physique. Saisissant est ce passage où la mère découvre que son fils va bientôt perdre quelque chose de sa sensibilité en grandissant, et devenir capable de violence.

Privilégiant toujours les fins ouvertes, Krauss crée ici avec maestria des univers intimes où des éléments surprenants font irruption comme des signes que la réalité première en cache toujours une autre, plus profonde, plus difficilement identifiable, mais qui nous façonne bien plus que les rôles que la société nous demande d’emprunter.

À l’écoute
Une réelle parenté unit le livre de Krauss aux sept récits qui composent le livre de Maylis de Kerangal, Canoës. Peuplé de mystères et de morts dialoguant avec les vivants, le livre est aussi fait de chemins vers soi difficiles, de vies arpentées à tâtons, de quêtes menées par des femmes cherchant leur ancrage. Centrés sur l’expérience de la voix humaine, de ses échos, de ses vibrations et ses signes rémanents, les récits ouverts, empreints d’étrangeté et de sens caché rejoignent en tous points l’univers de Krauss.

Dans « Ruisseau et limaille de fer », une femme dont on juge la voix trop aiguë pour la radio part en quête d’une voix plus grave. Son amie refuse la « supériorité assimilée de la voix grave », dans un amusant plaidoyer pour les qualités des voix féminines. Mais si Kerangal aborde des enjeux féministes avec légèreté, elle plonge aussi sa plume dans des eaux plus obscures qu’elle maîtrise admirablement.

Sa novella « Mustang », autour de laquelle le livre se construit, est un véritable bijou d’ambiance trouble et anxiogène. Une femme immigre avec son amoureux à Golden, au Colorado. Pour la Française, c’est comme débarquer sur une autre planète. La langue, où elle ne trouve « aucune aspérité à laquelle [se] raccrocher », mais aussi le paysage, le calme des rues, « une répartition de la communauté selon un ordre indiscutable et silencieux »… tout paraît jouer contre sa nature. Elle n’a plus que son fils, Kid, pour habiter sa solitude. Puis, c’est la voix de son amoureux qu’elle ne reconnaît plus, une variation légère qui le fait basculer vers eux.

D’une précision chirurgicale, Kerangal relate ici la lente et complexe acclimatation de cette femme perdue, immigrant dans un monde étrange où elle apprivoise le territoire hostile en Ford Mustang, à ses risques et périls. Ce n’est qu’à la fin que l’auteure divulgue la raison du chagrin que porte son héroïne dans une révélation amenée en finesse. « Ce que je traverse ici a rendu méconnaissable tout ce que je croyais connaître », avoue la narratrice, dans un discours qui aurait pu se retrouver dans la bouche d’une héroïne de Krauss. Les deux écrivaines nous parlent d’adaptation à soi-même, la plus grande de toutes : comment rester en contact avec sa voix et sa vérité intérieures, comment devenir soi, peuplé de tous ces inconnus qui nous forgent.

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