Charles Dickens: La clef de la rue

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Son père John qui, par ambitions mal gérées, connaîtra une vie de dettes, de faillites et de séjours en prison, avait pourtant, lorsque Charles Dickens naquit le 7 février 1812 à Portsmouth, un bon boulot : trésorier-payeur pour la marine. Le paternel avait les mains dans les livres, les sterling bien entendu, mot venu de l’allemand qui veut dire étoile, d’où le fait que la monnaie anglaise est ornée d’un astre et qu’ils y tiennent encore, foin de l’euro. Le fils Dickens, qui devra prendre son père à charge et qui l’aimait bien alors qu’il détestait sa mère (insensible à ses malheurs d’enfant), fera fortune dans les livres, les bouquins. Grande fortune d’ailleurs, car Dickens sera, dès l’âge de 24 ans et jusqu’à sa mort en 1870, l’étoile littéraire de la Grande-Bretagne, l’astre romanesque qui luit la nuit quand le lecteur ne peut s’arracher aux aventures de Pickwick, d’Oliver Twist, de David Copperfield, et des annuels Contes de Noël. À sa mort, des enfants croiront que Noël a disparu…

Tout le monde lisait Dickens. Ce gamin qui ne fit que trois ans d’école parce que son père, aux arrêts pour dettes, le force à travailler (au noir) dans une fabrique de cirage, réussira par des forces de caractère, d’entrain et d’imagination exceptionnelles à se débrouiller, apprenant la sténographie, fréquentant la bibliothèque du British Museum, courant les théâtres, tout ça pour devenir acteur, mais se rendant compte – indice du génie – que la sténographie l’attire à l’écriture. Il entre subrepticement dans des rédactions. Du True Sun, il passe au Mirror of Parliament où l’on reconnaît l’habileté de ses comptes-rendus parlementaires qui, l’air de rien, bifurqueront vers la chronique et pourquoi pas la fiction. Au Monthly Magazine, il invente un personnage, Boz. Il propose des esquisses d’histoires au sérieux Morning Chronicle. Une fille qu’il épousera le présente à son père qui dirige l’Evening Chronicle où ses feuilletons mettant en scène un certain Mr Pickwick, directeur d’un club de débrouillards, connaîtront un succès d’estime se transformant en succès national dans l’empire sur lequel le soleil ne se couche pas. Partout il y aura quelqu’un qui lit du Dickens…

Que la valeur littéraire et le succès commercial soient au rendez-vous, c’est rare. Dickens, self-made man, entre dans cette catégorie des grands écrivains dont on s’arrache les livres, caste classique qui compte Tolstoï, Balzac, Zola, Dumas, Ibsen – dans les pays scandinaves –, toutes ces oeuvres personnelles qui emportent l’adhésion du lecteur, directement, spontanément, profondément, par un bouche à oreille relayé par la reconnaissance de la critique (ou vice-versa), alors qu’aujourd’hui c’est une industrie multinationale qui impose, avant la littérature faisant ses preuves, un produit standardisé et consensualisé (Harry Potter) qu’on vend par la force d’une entreprise publicitaire planétaire. Du temps de Dickens, le livre était roi; et la reine Victoria le lisait, comme les mineurs de Cornouailles, la gentry et le peuple de la rue, le cireur de souliers et Karl Marx. Personne n’avait été soumis à l’invasion barbare de la promotion. Le texte seul se défendait, et dans le cas de l’auteur d’Oliver Twist, qu’on appelait « l’Inimitable », s’ajoutait en prime le vif plaisir du texte, sa fluidité, la magie des rebondissements et des détours d’aventures, son opulence écrira Kafka dans son Journal, Kafka qui admirait qu’on aille sans hésiter à une telle prodigalité d’écriture.

Pas de truc appris chez Dickens, il y a la naturelle vivacité d’écriture, née de l’observation aiguë de sa société, sa ville, ses quartiers, sa connaissance personnelle de la pauvreté enfantine, son admiration de l’humanisme comme son intuition de la conscience du mal qui s’y trouvait. Le romancier G. K. Chesterton, son grand admirateur, disait de cet autodidacte devenu grand romancier qu’il possédait « la clef de la rue ». Chesterton voulait dire par là que Dickens avait fait du pavé son sol à lui, du réverbère ses étoiles, du passant son héros. On ne peut mieux résumer l’art romanesque de Charles Dickens.

 

Une nouvelle biographie refait le parcours du créateur de Pickwick, de la misère à la gloire, de l’humiliation au presque bonheur, en nous montrant comment cet homme qui fut, sans se compromettre dans le jeu de la politique, un défenseur des pauvres – se battant pour l’éducation de ceux-ci, l’amélioration des conditions de logement et de travail des ouvriers, contre la peine de mort – , fut aussi un joli moineau, jovial et philanthrope, mais colérique, toujours en délicatesse avec ses éditeurs, le père complexe de dix enfants, un écrivain sensible aux marques de gloire et qui adorait, telle une diva, se donner en spectacle en lisant ses textes devant des auditoires payant pour le voir (entendre ses personnages : il lisait avec accents et mimiques), un mari adultère, un être généreux, ridicule par son attrait des bagues, un blagueur et, comme le disait l’une de ses filles, « quelqu’un de trop compliqué pour être un gentleman »…

Jean-Pierre Ohl fait sensiblement ressortir l’envers d’une telle façade farcesque qu’était la vie publique de Dickens. Il s’attarde sur la fascination qu’il avait pour les morgues, fascination qui se manifeste dans Un voyageur sans commerce, dans ses descriptions minutieuses de la Morgue de Paris qu’il visita en 1846, une morgue ouverte où il allait observer autant les cadavres exposés que les employés et les visiteurs. Contemplant ce mystère. Ohl écrit qu’il s’acquittait d’une dette envers les morts.

Poe, qui le lisait (tout le monde lisait Dickens; est-ce encore le cas aujourd’hui?) et qui le rencontra lors de son voyage en Amérique, décelait derrière l’insolence et l’enjouement des écrits de l’auteur de La petite Dorrit une pente macabre. Fascinant Dickens.

Surprise : voilà un Dickens inédit. On publie un ouvrage que le jeune écrivain brossa à la mi-vingtaine : Les aventures de Joseph Grimaldi. Ce Grimaldi avait été le grand clown de son époque et au moment de mourir, en 1837, il dicta ses mémoires à un secrétaire. Les liasses de papier restèrent au tiroir. Un jour, un éditeur apporta ce manuscrit à Dickens qui, en échange d’un cachet, tira un livre de cet amas de feuilles écrites à la hâte et farcies autant d’anecdotes théâtrales que de détails de comptabilité, étalage d’une vie sur les planches à Londres et en province. En 1951, aux éditions du Globe, on publia un extrait de ces mémoires de Grimaldi refaits et nettoyés par Dickens. Voici maintenant l’entièreté du livre. Dickens, qui se piquait d’être acteur (à Montréal, en 1842, il joua trois soirs) et s’adonnait à des tournées d’amateur dans de petites villes anglaises, a brossé de cette vie de Grimaldi un portrait enlevant où l’Angleterre victorienne est vue des coulisses, un récit offrant un grand plaisir de lecture aux amateurs des saltimbanques du temps des chandelles…

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