Fondée en 2007, la Librairie Drawn & Quarterly de la rue Bernard, à Montréal, est aussi liée au quartier du Mile-End que les fameux bagels qui attirent des fidèles des quatre coins du monde. Même si les touristes se sont faits plus rares cette année, l’endroit a su résister aux turbulences que l’on sait grâce à sa relation toute spéciale avec sa clientèle. Incursion dans le quartier général du Mile-End littéraire.

La directrice de la librairie, Rebecca Lloyd, faisait au départ partie de sa communauté de lecteurs et fréquentait les événements de la librairie. « Je m’étais impliquée dans le lancement du club de lecture en 2011. J’étais sans boulot à l’époque et j’avais du temps à donner! », rigole au bout du fil cette diplômée en arts visuels et en études religieuses qui habite le quartier depuis vingt ans. Mrs Dalloway de Virginia Woolf et Super Sad True Love Story de Gary Shteyngart font partie des premiers livres débattus au book club fréquenté par les lecteurs anglophones, mais aussi francophones. Ces deux titres reflètent bien les préférences de la clientèle, passionnée de parutions anglo-saxonnes contemporaines et de classiques de la littérature, parfois difficiles à trouver dans leur langue originale à Montréal.

Un melting pot réconfortant
Entrer dans cette ancienne boutique de vêtements pour femmes juives orthodoxes, c’est comme pénétrer dans un magasin de bonbons où chaque livre est beau et bon, stimulant pour le cœur, l’âme et les yeux.

À gauche, il y a le rayon francophone, qui regroupe beaucoup d’œuvres actuelles québécoises écrites par des femmes. Cette section, devenue plus importante au cours des dernières années, n’est pas étrangère à l’influence de l’autrice Daphné B., une ancienne employée dont Lloyd salue le goût extraordinaire. La popularité de L’agenda des femmes 2020, un ouvrage collaboratif dirigé par Clara Ramy et illustré par Ravy Puth aux Éditions du remue-ménage, reflète la part grandissante des voix francophones dans cette librairie au départ anglophone.

Dans une grande bibliothèque au centre d’un magnifique mur de briques, les fictions américaines côtoient les classiques de la langue des sœurs Brönte et les traductions anglaises d’œuvres phares. Près de la caisse, des essais sociaux et politiques sont empilés : la librairie est un paradis pour ce que les anglos appellent la creative non-fiction. Comme la taille du local n’est pas immense, tous les livres sont choisis dans un joyeux processus collaboratif qui implique les employés et les lecteurs. Un exemple récent de l’apport de la clientèle, c’est la présence d’une nouvelle section consacrée… au tarot!

Mais c’est à droite de l’entrée que l’ADN de l’endroit est le plus évident : on y trouve les bandes dessinées. Car avant d’être une librairie, Drawn & Quarterly est d’abord une maison d’édition de bandes dessinées et de romans graphiques, reconnue partout dans le monde pour ses ouvrages de grande qualité (voir autre article). Fondée en 1989 par Chris Oliveros, un amateur montréalais de littérature illustrée, la compagnie ne compte plus les succès critiques et populaires avec des auteurs comme Seth, Julie Doucet, Guy Delisle et Chester Brown. Mais dans la librairie, on ne retrouve pas que les produits de la maison : c’est LA destination montréalaise anglophone pour les amateurs de roman graphique et de bande dessinée alternative, peu importe l’éditeur.

Une communauté tissée serrée
Avant le confinement, les événements faisaient partie de la formule Drawn & Quarterly. De plus, la librairie ne faisait aucune vente en ligne. « On a dû faire un 180 degrés très rapidement! », raconte Rebecca, pour qui le virage a été un immense apprentissage. « Il nous a fallu tout apprendre, puisqu’on ne faisait même pas d’expédition aux particuliers. Mais notre clientèle a été vraiment patiente! »

Celle qui a été messagère à vélo au centre-ville (dans une autre vie) a elle-même déposé des commandes chez des clients, au sommet de la crise. « Un jour au printemps, lors d’une livraison à bicyclette chez une autrice montréalaise assez connue, elle m’a remercié avec un billet de vingt dollars comme pourboire. Elle n’avait aucune idée que j’étais la directrice de la librairie. C’était sa façon de dire “Lâchez pas!” », se souvient Rebecca, émue.

En 2017, les événements avec les lecteurs prennent tellement de place que la compagnie met le grappin sur un nouveau local, situé de l’autre côté de la rue. Elle y aménage La petite librairie, un paradis de la littérature jeunesse pensé pour recevoir ses clients (jeunes et moins jeunes) pour des rencontres. « Toutes les tables sont sur des roulettes! Et on n’a pas les mêmes restrictions sur le bruit que dans notre local original », remarque la directrice. Les jeunes de tous âges y trouvent leur compte, des tout-petits aux ados férus de Y. A. (Young Adult, dans le jargon).

Si le quart des titres de la librairie mère du 211, Bernard sont en français, La petite librairie logée au 176 de la même rue propose une sélection moitié franco, moitié anglo. Ce mélange linguistique reflète la vie dans le quartier, souvent choisi par des Anglo-Canadiens restés à Montréal après leurs études universitaires. Le bilinguisme fait partie de la culture de l’équipe de Drawn & Quarterly : l’éditrice Peggy Burns, qui dirige aujourd’hui la compagnie, est d’origine américaine et ses enfants ont fréquenté l’école primaire francophone de la rue Bernard.

S’il existe un bienfait lié à cette pandémie qui a tout bouleversé, c’est la mise sur pied d’une librairie entièrement numérique : sur le Web, Drawn & Quarterly offre maintenant une des meilleures sélections de livres anglais de tout le Québec. Une excellente nouvelle pour la communauté anglophone comme pour les anglophiles, pour qui Drawn & Quarterly est un service essentiel.

Illustration : © Emilie Morneau

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