La vingt-quatrième édition du Festival acadien de poésie, qui s’est tenue en ligne tout au long du mois d’octobre, a permis la rencontre entre les poètes Georgette LeBlanc (Le grand feu, 2016; Prudent, 2013; Amédé, 2010; Alma, 2008) et Émilie Turmel (Vanités, 2020; Casse-gueules, 2018), qui ont saisi l’occasion pour discuter entre autres de leur démarche d’écriture et du genre poétique comme manière d’engager la lumière sur les sentiers que nous empruntons.

Souvent considérée par ses pourfendeurs comme une suite d’états d’âme ou un amas de mots hermétiques, la poésie recèle pourtant ce qui est le plus essentiel à nos vies : la liberté. Sans contraintes narratives ni rhétoriques, elle exploite ce qui habituellement nous empêche de franchir la ligne pour aspirer à une connaissance plurielle de soi et du monde.

Il arrive parfois que le poème aille au-delà du poème pour engendrer de toutes nouvelles perspectives. Et c’est là qu’il devient le plus intéressant. Si le poète puise à même l’intime pour ouvrir le travail, ses mots changent de sens lorsque le lecteur se les approprie et qu’ils résonnent avec sa propre histoire. La poésie, par ses multiples sens, rend compte de toute expérience humaine parce qu’elle est un lieu perméable où chacun est invité à s’y voir au-delà des fards. Elle permet de nous apercevoir tels que nous sommes, de nous imaginer tels que nous voudrions être et de regarder surgir l’autre en soi. « En lisant, le lecteur recrée son propre livre. […] C’est ça, la force de la poésie : elle peut te surprendre, elle laisse plein de portes ouvertes et elle te laisse choisir le miroir dont tu as besoin en ce moment pour te comprendre et comprendre le monde », explique Émilie Turmel. Un seul groupe de mots peut évoquer une multitude de significations selon qui le reçoit, et en cela, la poésie est solidaire de l’universel.

La main tendue du poème
Là où le récit indique par sa forme une direction à suivre, la poésie est constamment devant l’avenue des bifurcations. Elle admet non seulement la vérité de celui ou celle qui écrit, mais aussi de celles et ceux qui la liront ou l’entendront. Elle est reliée organiquement à la vie, à ses cycles, à ses césures. Elle est en perpétuelle quête qu’elle sait perdue d’avance, car elle ne cherche pas tant à trouver des réponses qu’à aller à la rencontre de ce qui nous dépasse, ce que Georgette LeBlanc nomme « le mystère ». La réalité est le territoire qui forge la linéarité de nos vies en même temps qu’elle tend constamment à nous « avaler ». La poésie s’intéresse à cette submersion, elle accepte volontiers de se commettre en plongeant dans le chaos pour en ressortir avec de nouvelles configurations à proposer. Elle détient par sa structure même l’aptitude de guérison, celle qui permet de renaître après avoir consenti au désordre, qui transcende les traumas pour éviter perpétuellement de les retransmettre. « La poésie est une langue à mi-chemin entre la philosophie et l’émotion pure, ajoute la poète Turmel. C’est comme si la tête rencontre le cœur, qui rencontre le ventre. » Elle atteint des facettes intangibles peu accessibles par d’autres formes et, encore une fois, donne un espace rare de liberté propice à une réforme en profondeur. Elle fait figure de prière quand la raison échoppe à formuler ses vœux. Là où les mots n’arrivent pas à exprimer ce qui nous échoit, la poésie fait exception en reformatant la langue pour qu’elle puisse exprimer ce qui est plus grand que nous et porter à la conscience ce qui était enfoui. Si elle peut aussi mettre à découvert les catastrophes, c’est pour en éprouver les contours et découvrir ce qui peut en jaillir. Les éclosions sont exponentielles et nous ne savons pas toujours où nous atterrirons, mais le cri aura été lancé et le timbre vibrant du poème émettra ses réverbérations quelque part en nous. Insoupçonné, son secours surgira au creux d’un deuil ou sa joie saillira pour parfaire la nôtre dans un instant béni.

Parce qu’elle sort du cadre commun du langage, la poésie n’est pas pour autant un fouillis incohérent; comme toute écriture, elle possède ses codes. Le rythme, la suggestion d’images, l’accointance de certains mots avec d’autres et leur juxtaposition rebrassent les cartes du convenu pour laisser place à l’unicité des voix. « La poésie est un impensable raccourci qui donne accès au cœur multiple des choses », exprime l’anthropologue Serge Bouchard dans l’essai La vie habitable de Véronique Côté. Ce « cœur des choses » happé si facilement par le vortex du prêt-à-penser nous est redonné par le poétique qui remue, les deux mains investies, le consensus pour faire resurgir l’énergie des convictions. La poésie fait œuvre utile en légitimant ce qui appartient à nos forces authentiques, à nos ambitions affirmées, à nos volontés farouches et partagées. Elle répond à notre besoin de chercher la beauté, la bonté, la grandeur et l’élévation. Elle est un fanal.


Vous pouvez visionner l’entretien qui a inspiré cet article sur la page Facebook du Festival acadien de poésie de Caraquet.

Isabelle Beaulieu est rédactrice pour la revue Les libraires et créatrice de contenu pour la coopérative Les libraires. Elle collabore également au Cahier critique de Lettres québécoises.


Photos de Georgette LeBlanc et Émilie Turmel, Festival acadien de poésie de Caraquet : © Jérôme Luc Paulin

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