Les arts vivants, généralement définis comme une « expression artistique qui se fait en présence d’un public » (selon Wiktionary1), naissent fréquemment sous une forme textuelle, et apparaissent même sous nos propres yeux, dans nos librairies. Certains lecteurs et certaines lectrices ne seraient peut-être pas tentés de s’immerger dans les différents univers théâtraux textuels, ne saisissant pas nécessairement la place ambiguë qu’habite la dramaturgie dans la littérature. Or, le théâtre à l’état imprimé possède une valeur bien particulière : il donne le pouvoir unique de transposer des fictions, des mondes imaginaires, des personnages éphémères dans une réalité intrinsèquement humaine. En fait, la narrativité dramatique repose fondamentalement sur l’acte de prendre vie, de rendre l’art (souvent originellement textuel) vivant. Prendre corps d’un art vivant à son état pur, textuel, permet aux lecteurs et lectrices de se l’approprier et de le vivre de sa propre manière, de nouer avec des conceptions de vie nouvelles et différentes. Par sa scénographie, qu’elle soit implicite ou explicite dans le texte, l’écriture dramatique est narrativement empreinte d’une humanité touchante et perceptible, d’une réalité qui transperce le quotidien et contribue à transporter les lecteurs et lectrices au sein des débats sociaux, politiques, humains, fondamentaux qu’elle engendre.

Dans un article paru dans la revue Liberté en 2011, Franck Bauchard explique que le mélange des dimensions orales et visuelles du théâtre à celles très textuelles et livresques de l’imprimé crée un genre sans précédent, modifié par les conventions de l’écriture : « Le livre imite la vie, la vie [imite] le livre. Au théâtre, la vie finit par se modeler sur le livre. […] Le théâtre de texte est un théâtre du livre2. »

On peut s’apercevoir que, depuis la révolution de l’imprimerie, le théâtre et le texte littéraire sous forme de livre sont des objets fondamentalement liés, qui ont un élément essentiel en commun : la vie. En ce sens, consommer un texte dramatique, s’adonner à la lecture du théâtre, équivaut en quelque sorte à consommer la vie, à exploiter les possibilités de la fiction en la transposant dans une situation du réel, du tangible.

I/O
Dominique Leclerc (Atelier 10)
Cette pièce écrite par Dominique Leclerc, autrice, co-metteure en scène et comédienne, propose une réflexion pertinente sur le futur humain et la conception en constante évolution de la vie, qui sont des notions dont les visions changent radicalement en rapport au progrès des technologies. Ce texte autofictif tente de cerner les éléments qui nous rattachent à la vie à l’ère de l’immatériel, et se questionne sur la durée éphémère de ceux-ci. On pourrait se poser la même question quant aux pièces de théâtre, dont les présentations sont reconnues pour être fugaces et volatiles. C’est là qu’intervient la trace laissée par l’imprimé… Dans son œuvre, Leclerc semble mettre sa propre vie en scène, à l’aide d’artéfacts et de souvenirs distincts. Elle s’amuse cependant à jouer avec les codes de la fiction, en remettant explicitement en question son utilisation du « je » : elle vient titiller le public, oscillant entre vérité et fiction. Cela offre une réflexion judicieuse sur le fait que toute fiction n’est peut-être pas si loin de la vie réelle, et vice-versa.

Rose
Isabelle Hubert (L’instant même)
En publiant Rose, la dramaturge québécoise Isabelle Hubert démontre bien comment la narrativité dramatique peut modifier nos manières de percevoir la vie, en transposant la fiction à la réalité. La pièce met en scène une adolescente anxieuse, Rose, qui se lie d’amitié avec un garçon victime de xérodermie pigmentaire (condition qui rend la peau vulnérable à la lumière), Victor. Ensemble, le duo se construit un monde dans lequel les deux adolescents reprennent le pouvoir et revendiquent la liberté, malgré les troubles d’anxiété ou les conditions physiques intraitables. Rose lance un message d’espoir aux plus jeunes générations et à leurs parents, en utilisant la fiction afin de (re)créer, (re)tracer la vie dans un monde qui semble l’étouffer.

Gamètes
Rébecca Déraspe (Atelier 10)
L’autrice québécoise Rébecca Déraspe présente dans cette pièce l’efficacité de la fiction dramatique : à l’aide d’un simple dialogue entre deux amies, elle parvient à soulever des débats primordiaux concernant l’avortement, les enfants du viol, l’accomplissement au féminin, la qualité de vie des enfants handicapés et les difficultés du rôle de proche aidant. Avec cette mise en scène d’une discussion forte, difficile, nécessaire, mais fictive, les lecteurs et lectrices parviennent à saisir la réalité de ces questions polémiques, et à les vivre intérieurement, en se positionnant à la place de ces êtres de papier pourtant animés de vie.

Frontières
Isabelle Hubert (L’instant même)
Dans ce texte, Isabelle Hubert présente une portion bien décisive du destin de la vie de Paco, jeune migrant latino qui tente de franchir la frontière de son pays de manière illégale. Dans son périple, il est rapidement confronté à une décision qui changera complètement la fatalité de son aventure, de sa vie. Hubert écrit ensuite ingénieusement deux récits distincts, un pour chaque revers de la décision prise par Paco. Bien entendu, c’est la fiction qui lui permet d’explorer ces deux possibilités. Dans la vie réelle, nous nous sommes sans doute toutes et tous déjà demandé ce à quoi notre vie ressemblerait si on avait emprunté un chemin plutôt qu’un autre. Or, la fiction dramatique d’Isabelle Hubert permet d’explorer cette avenue, et offre une réflexion hors du commun sur l’impact de nos choix, qui ne sont peut-être pas aussi significatifs qu’on peut le croire.

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1. fr.wiktionary.org/wiki/art_vivant.
2. Franck Bauchard, « Du texte au théâtre », dans Liberté, vol LII, n° 3 (291), avril 2011, p. 66 [en ligne] id.erudit.org/iderudit/64052ac (Site consulté le 11 mars 2024)

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