Pourquoi la poésie domine-t-elle en littérature acadienne?
Voici un phénomène souvent remarqué de la littérature acadienne : la poésie est le « fondement de l’édifice1 », selon la formule d’Alain Masson, fin observateur de ces écrits depuis le début des années 1970. Mais il est sans doute impossible d’offrir à ce constat une explication pleinement convaincante — seules les hypothèses sont permises.

Pour François Paré , dont l’essai Les littératures de l’exiguïté (1992) a permis de conceptualiser les littératures acadienne, franco-ontarienne et francophones de l’Ouest, il y aurait une proximité naturelle entre l’expression poétique et la sensibilité des groupes marginaux, la poésie étant « le langage même des marginalités2 ». Même parmi les minorités, quelles qu’elles soient, l’écriture poétique semble toutefois faire l’objet d’une révérence inhabituelle en Acadie.

La poésie comme tradition
Il faut remonter à l’établissement d’un milieu littéraire « sur place » en Acadie, par la fondation d’une première maison d’édition francophone à l’extérieur du Québec : les Éditions d’Acadie (1972-2000). À ce moment, c’est par la poésie que l’Acadie contemporaine a d’abord été écrite, revendiquée et investie. Trois « recueils-fondateurs » ont rapidement été établis comme objets de culte : Cri de terre (1972) de Raymond Guy LeBlanc, Acadie Rock (1973) de Guy Arsenault et Mourir à Scoudouc (1974) d’Herménégilde Chiasson. Imaginons l’impact encore plus formidable qu’aurait connu L’homme rapaillé (1970) de Gaston Miron si, en plus d’être parfaitement aligné aux préoccupations de son temps, ce recueil avait également été la toute première œuvre littéraire publiée au Québec!

Pour que ces œuvres cultes aient encore le poids qu’elles ont cinquante ans après leur publication, il faut bien que quelqu’un ait activement contribué à mythologiser la poésie en Acadie. Ce rôle, c’est Gérald Leblanc qui l’a rempli. Dans Les matins habitables, il écrit : « Il y aura toujours un poème/qui attend le son de ta voix ». Les poètes acadiens de la génération suivante l’ont pris au mot dans les années 1990, s’alimentant aux mêmes influences (littéraires et musicales) et faisant comme lui de l’écriture poétique un mode de vie et le seul moyen envisageable pour exprimer l’exaltation de la pulsion créatrice.

La poésie à tout faire
Depuis une vingtaine d’années, on constate néanmoins une diversification de la production littéraire acadienne. Les efforts en ce sens portent fruit : les Prix du Gouverneur général du XXIe siècle ont célébré Serge Patrice Thibodeau (Seul on est, 2007) en poésie, Emma Haché (L’intimité, 2004) en théâtre et France Daigle (Pour sûr, 2011) en roman. Ces divers succès ne sont sans doute pas suffisants pour détrôner la poésie du sommet des genres littéraires en Acadie. Ils sont peut-être signe, toutefois, d’une évolution à venir.

Raoul Boudreau constatait au début des années 2000 que, par son investissement du genre poétique, la littérature acadienne était durablement iconoclaste et farouchement indépendante, résistant depuis ses débuts à suivre les modes littéraires, notamment « le genre définitoire de la modernité et de la littérature, c’est-à-dire le roman, mais faisant de la poésie, le genre traditionnellement le plus contraignant de la littérature, une forme souple capable d’intégrer tous les discours et tous les contenus3 ».

L’observation vaut encore aujourd’hui. Dans Alma (2006), qui a reçu le prix Félix-Leclerc, la poésie narrative de Georgette LeBlanc, avec une forte interpellation des rythmes de la danse, remonte dans le temps pour retracer l’histoire alternative des femmes et l’inscrire dans le destin de la collectivité. Dans L’Isle haute (2017), Serge Patrice Thibodeau se fait « archéologue littéraire », mettant à contribution la prose poétique et le fragment, où se côtoient le récit de voyage et l’exploration de l’archive pour explorer les strates de sens inscrites dans la matière première géographique. Pour sa part, Savèches à fragmentation (2019) de Jonathan Roy a été transposé en spectacle théâtral par le Théâtre populaire d’Acadie, ce qui est certes une autre preuve de la souveraineté de la poésie en Acadie, mais aussi du « rattrapage » des autres pratiques artistiques, permettant ici à la poésie de multiplier son public.


Sans doute s’écrit-il proportionnellement beaucoup de poésie en Acadie, mais surtout, il s’agit d’une poésie dont on reconnaît par ailleurs qu’elle est immédiatement pertinente à son contexte social. Là où le bât blesse, c’est sur le plan de la lecture : « J’écris pour une vingtaine de personnes » (Comme un otage du quotidien), signalait prosaïquement Gérald Leblanc dans son premier recueil, publié en 1981. Jonathan Roy lui fait écho en 2019 : « tu es le meilleur recueil de poésie de ta génération et on ne te lira pas » (Savèches à fragmentation).

Revenons alors à notre question de départ. Pourquoi la poésie est-elle le genre littéraire dominant de la littérature acadienne? Eh bien, nous n’avons qu’à la lire pour comprendre.

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1. Alain Masson, « Une idée de la littérature acadienne », Revue de l’Université de Moncton, vol. 30, n° 1, 1997, p. 131.
2. François Paré, Les littératures de l’exiguïté, Hearst (Ontario), Le Nordir, 1994 [1992], p. 11.
3. Raoul Boudreau, « La poésie acadienne depuis 1990 : diversité, exiguïté et légitimité », dans Robert Yergeau, dir. Itinéraires de la poésie. Enjeux actuels en Acadie, en Ontario et dans l’Ouest canadien, Ottawa, Le Nordir, 2004, p. 94.

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