Par deux fois pendant la pandémie, les arts vivants ont dû quitter les planches sans savoir quand ils les refouleraient. On leur a demandé de se réinventer, tordant tant bien que mal le « vivant » dans l’art pour lui faire traverser le tunnel.

C’est dans ce contexte que Jean-François Bolduc et moi-même (duo d’artistes Atwood) avons déployé Foule, bien qu’imaginé avant ces événements, dans le cadre de notre résidence au théâtre La Bordée. Ce projet propose une expérience hors des salles, à l’extérieur, dans les rues, à l’intérieur des gens, d’octobre 2020 à mai 2021.

Alliant littérature, photographie, numérique et bientôt baladodiffusion, cette création tentaculaire rappelle la part de théâtre qui habite le quotidien.

20 pièces, 20 citoyennes et citoyens
Au cœur du projet, une murale géante qui s’étire sur le mur arrière de La Bordée. Composée de vingt photos de citoyennes et citoyens rassemblés grâce à la participation d’organismes des environs, elle incarne la riche diversité du quartier de Québec où siège le théâtre : La Cité-Limoilou. Derrière ces individus se cachent autant d’histoires qui se révèlent la nuit par une projection en vidéo mapping. Se superpose alors à chaque visage une citation d’une des pièces déjà présentées à La Bordée. Les mots de Fanny Britt, Wajdi Mouawad, Michel Marc Bouchard et autres dramaturges se retrouvent dans la bouche de Mario, Marie-Pier et Maryam, comme on pourrait les entendre de nos voisins et voisines.

L’œuvre au coin des rues Dorchester et Charest met en lumière ces individus qu’on croise au quotidien, aux prises avec des enjeux similaires à ceux présentés au théâtre. Pour mieux connaître ces Germaine Lauzon et Christine de Suède qui habitent nos blocs appartements, une plateforme Web a été développée. On y retrouve de courts textes de mon cru issus d’entrevues avec ces citoyens et citoyennes, comme une incursion dans leur univers. Après Le bleu des garçons (Hamac) — mon premier recueil de nouvelles introspectif —, j’ai voulu tourner ma plume vers l’extérieur pour donner une voix à d’autres intimités.

Être le théâtre
Toujours sur ce site Web, on rencontre notamment Sophie, une citoyenne d’ici qui a connu les centres jeunesse de ses 12 à 17 ans. Dans ce milieu restrictif, il lui a fallu créer sa propre liberté, et fuguer. Son histoire s’est facilement collée à Hope Town de Pascale Renaud-Hébert (L’instant scène), présentée à La Bordée en 2019. Dans cette pièce, le jeune Olivier fuit son patelin, espérant vivre comme il l’entend. Là où Renaud-Hébert écrit « Tu pars pas comme ça, dans vie, si t’as pas de raison », Sophie répond : « La soif de liberté. » Heureusement, le texte et la vie bifurquent : alors qu’Olivier a fini par crochir ses envies sous la pression, Sophie s’est élevée au-dessus de son expérience pour en faire un exemple de détermination.

D’autres vécus suivent le théâtre de plus près. C’est le cas de Médine, une réfugiée de guerre dont le parcours fait écho à La robe de Gulnara (Lansman) d’Isabelle Hubert, jouée à La Bordée en 2010. Ce drame suit les péripéties entourant cette robe que Gulnara souhaite porter à son mariage alors qu’elle vit dans une caravane de migrants et migrantes. De son côté, Médine nous parle de ce pagne que son père lui offre alors qu’elle et sa famille habitent dans un camp en Tanzanie. Une superbe robe vert, orange et rouge qui l’accompagne jusqu’aux États-Unis où elle trouve asile. Un cadeau qu’elle enfouit dans une valise lorsque la tension raciale éclate en Iowa. Ce vêtement magnifique qui dort aujourd’hui dans Limoilou, en attendant le retour de l’été. Hubert et Médine nous racontent ainsi chacune un récit d’humanité, de dignité : l’une par l’imaginaire et l’autre par ses souvenirs.

Dire ici que la réalité rejoint la fiction relève de l’euphémisme : La Bordée, Jean-François et moi avons délibérément appelé le gars des vues pour amener le théâtre et la vie à jaser de leurs affinités. Le résultat : une œuvre lumineuse qui se sert des mots comme tremplin pour permettre aux arts de fraterniser autrement avec ce vivant qui est en leur sein. Les textes sont autant de témoignages qui montrent que chacun fait partie de la foule à sa manière, en contribuant à la belle complexité de sa communauté.


Pour découvrir le projet et lire les textes mentionnés dans cet article : foule.labordee.ca

Textes dévoilés à raison d’un par jour jusqu’en janvier 2021
Murale affichée jusqu’au 15 mai 2021

Éric LeBlanc est un artiste multidisciplinaire, à la fois auteur, photographe et travailleur culturel. Son premier roman, Le bleu des garçons, est paru à l’hiver 2020. Il œuvre à créer des passerelles entre l’espace public et le quotidien des citoyens.


Murale : © Atwood

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