Le Japon est l’un des pays les plus robotisés au monde. Incidemment, cela a un impact sur l’acceptation sociale de la modernité technique ainsi que sur la perception des rapports entre les machines et les humains. D’ailleurs, pourrait-on croire, ces perceptions teintent leur littérature de genre. Mais il serait faux de résumer le Japon à sa technomodernité. Voici un aperçu des principales caractéristiques de la littérature science-fictionnelle de l’archipel, suivi de quelques pistes de découvertes parmi les rares traductions disponibles en français.

C’est en tombant sur une entrevue dans le Journal du Japon avec Frank Sylvain, coéditeur chez Atelier Akatombo, que nous nous sommes questionnés sur les caractéristiques liées aux littératures de l’imaginaire produites par les auteurs japonais. Dans cet entretien, monsieur Sylvain affirmait qu’il y a une science-fiction japonaise « actuelle, unique au monde, qui est positive vis-à-vis la science, au sens où des écrivains pensent que le monde avec des machines sera meilleur. D’une certaine façon, cela me semble prendre, trois quarts de siècle plus tard, la suite des œuvres de la première période de Van Vogt ou d’Asimov, qui écrivaient dans une période de grand optimisme américain ». Puisqu’Atelier Akatombo est l’une des rares maisons d’édition à traduire de la science-fiction japonaise vers le français, nous avons joint par courriel Dominique Sylvain, la seconde coéditrice du duo, pour poursuivre la conversation.

L’éditrice souligne quant à elle que l’une des caractéristiques propres à la science-fiction nipponne est qu’on y perçoit souvent l’empreinte du shintoïsme : « Par extension, on y retrouve ce rapport particulier qu’ont les Japonais avec la nature et les objets inanimés. On retrouve dans les textes de SF des végétaux ou des pierres sacrées, investis d’une existence particulière. Il y a aussi une tradition des univers peuplés de créatures fantastiques, et ce, depuis la période Edo. »

Mais si l’attrait pour les écrivains japonais envers l’animisme est fort, celui envers la science ne l’est pas moins pour autant. En effet, Dominique Sylvain affirme que le goût marqué pour la rectitude scientifique est bien présent : « Nous avons publié Cette histoire est pour toi de Satoshi Hase, qui raconte l’histoire d’une scientifique américaine qui apprend à une intelligence artificielle à raconter une histoire. » Ce livre, qui secouera en profondeur son lecteur, remuant ses conceptions de la maladie, de la vie humaine, de la mort et du rapport aux corps, est d’ailleurs signé par un membre de la société d’intelligence artificielle du Japon, également chercheur à mi-temps sur la relation entre intelligence artificielle et langage naturel. Autant dire que les idées avancées par le romancier ne tombent pas du ciel! « Dans Nuage orbital de Taiyō Fujii, poursuit Dominique Sylvain, on découvre ce qui se passe lorsque des satellites sont menacés par une mystérieuse arme en orbite. Ces deux textes sont basés sur des données scientifiques rigoureusement exactes. »

JEU VIDÉO, BOUCLE TEMPORELLE ET SOCIÉTÉ
D’ailleurs, le cas de Satoshi Hase a été soulevé dans l’article À propos de la science-fiction japonaise, paru dans ReS Futurae (un article fort éclairant, signé Denis Taillandier, disponible en ligne et que l’on vous invite fortement à lire), qui place cet auteur au cœur d’une génération d’écrivains ayant actuellement la cote et partageant le trait commun d’être fortement inspirés par l’univers des jeux vidéo — une caractéristique solidement inscrite dans la production littéraire contemporaine. Si Cette histoire est pour toi semble être l’exception à la règle de l’œuvre de cet auteur en s’éloignant de l’univers vidéoludique, on peut tout de même se réjouir de le lire dans la langue de Molière, car ce ne sont pas les auteurs nippons de SF qui se bousculent au portillon.

L’article de Taillandier nous apprend également que les voyages dans le temps, principalement les histoires de boucles temporelles, sont actuellement très populaires en librairie. L’une des premières œuvres à avoir mis en scène ce type d’intrigue est La traversée du temps, écrite en 1967 par Yasutaka Tsutsui (auteur que l’on connaît ici pour Paprika, œuvre science-fictionnelle qui évoque la possibilité, grâce à des machines, de contrôler les rêves d’autrui à des fins thérapeutiques, du moins… jusqu’à ce que cette possibilité ne tombe entre les mains d’autrui). Plus récemment, l’auteur Makoto Shinkai se démarque avec sa façon bien à lui d’allier voyage dans le temps et intrigues amoureuses dans Your name et Les enfants du temps, dont on ne peut taire le succès des animes pour expliquer celui des mangas dont ils sont issus.

Ce qui distingue également la SF contemporaine japonaise de son homologue canadienne, par exemple, c’est qu’elle élimine plus facilement les frontières entre littérature de genre et littérature tout court. Ainsi, il n’est pas rare de retrouver des auteurs réputés passer d’un roman réaliste à un roman de dystopie ou de fantasy, la porosité des frontières semblant plus naturelle. C’est d’ailleurs le cas d’Hiromi Kawakami, dont c’est cependant la littérature « blanche » qui est surtout traduite en français. Autre exemple parlant : celui de Sayaka Murata, lauréate du prestigieux prix Akutagawa pour La fille de la supérette. Dans ses romans, et particulièrement dans celui-ci, ses personnages sont qualifiés de posthumains tellement ils sont déconnectés de leur réalité sociale. Son plus récent ouvrage traduit, Les Terriens, reprend les thèmes chers à l’auteure : négation de la sexualité aux fins de plaisir et remise en question de l’importance du travail, de procréer, du mariage.

QUOI LIRE DU CÔTÉ DE LA LITTÉRATURE DE GENRE JAPONAISE?
Pour commencer votre voyage au pays des rares écrivains de science-fiction traduits du japonais au français, on vous propose un arrêt sur l’anthologie La machine à indifférence et autres nouvelles (Atelier Akatombo), qui propose cinq novellas, signées par autant d’auteurs issus de la génération qui a commencé à publier au tournant du millénaire, qui explorent les dysfonctionnements de nos sociétés. On y rencontre notamment un développeur de jeux vidéo pourchassé par des abeilles mortelles, deux ados pris au piège d’une guerre sanglante et une femme dont la physionomie est repoussante. Pour ceux à qui le fantastique fait de l’œil, il faudra se tourner vers l’œuvre d’Edogawa Ranpo, dont la proximité homophonique avec Edgar Allan Poe n’est pas un hasard : c’est pour marquer ouvertement l’inspiration que le maître américain a eue sur son travail. L’une de ses œuvres les plus célèbres, Le démon de l’île solitaire (10/18), a paru en feuilleton entre 1929 et 1930. Flirtant avec l’intrigue policière, ce roman bascule dans le fantastique lorsque les protagonistes découvrent une île étrange où d’abominables expériences ont cours. Les amateurs de fantômes trouveront quant à eux leur compte dans quelques nouvelles du recueil Un amour inhumain et autres histoires étranges (10/18), du même auteur.

Pour les gens pressés, il faut absolument plonger dans l’extraordinaire monde des micronouvelles de Bokko Chan, signé Shinichi Hoshi. Cet auteur décédé en 1997 est l’un des plus populaires au Japon, avec plus de 32 millions de livres vendus sur ce territoire. Sa proposition est la suivante : chacune de ses histoires se lit en moins de dix minutes et fait la promesse d’une fin surprenante. Son gérant francophone, chez Omaké Book qui le traduit, présente le tout ainsi : « Il y a toujours un peu de fantastique dans ses histoires, avec régulièrement une mise en garde envers la technologie non maîtrisée. C’est le côté Black Mirror. Et comme la fin est toujours surprenante, c’est l’aspect Quatrième dimension. »

Ceux qui préfèrent les romans d’anticipation se tourneront vers La submersion du Japon (Éditions Picquier), qui propose un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler la nécessité d’évacuer 110 millions de Japonais avant que l’archipel nippon tout entier ne soit enseveli sous les eaux. Oh, et parlant de catastrophes, impossible de passer sous silence les kaijū, ces monstres géants plus présents au cinéma qu’en littérature et dont Godzilla est le principal porte-étendard. Cette saison, le roman qui a inspiré le réalisateur du premier film Godzilla (1954) est traduit pour la première fois en français. Ce Godzilla (Ynnis), signé Shigeru Kayama, est un pamphlet antinucléaire et présente une créature titanesque, à la fois victime et bourreau. C’est à l’initiative du producteur de la Toho qui adaptera l’histoire à l’écran que Shigeru Kayama est invité à approfondir une intrigue entourant un monstre marin et destructeur, dont les prémices furent initialement créées dans sa nouvelle Project G Review Script. Et la suite… on la connaît pour avoir vu le monstre maintes fois détruire Tokyo sur nos écrans!

Et finalement, dans un tout autre genre et pour un brin de fraîcheur, le roman de science-fiction comico-érotique Les hommes salmonelle sur la planète porno de Yasutaka Tsutsui (Wombat) suit les aventures d’une équipe de scientifiques qui examinent des écosystèmes des plus étranges, permettant la reproduction de différentes espèces entre elles… et avec l’humain. Toujours sous cet angle décalé, on se tournera vers Pénis d’orteil de Rieko Matsuura (Éditions Picquier) qui veut approfondir la question de la sexualité et de la féminité, avec une proposition pour le moins inusitée : l’héroïne se réveille, son gros orteil droit étant devenu un pénis. Oui, étonnante littérature japonaise!

Publicité