Avoir accès aux rêves d’un écrivain, c’est avoir accès à son univers, à son imaginaire et à la source de sa créativité. Cela permet de découvrir son intimité, son inconscient et de le découvrir sous un autre jour. Voici une petite incursion dans le pays merveilleux des rêves de Marguerite Yourcenar, de Georges Perec, de Jack Kerouac et de Federico Fellini qui ont colligé leurs songes dans des ouvrages, les inscrivant dans la pérennité.

Marguerite Yourcenar
Même s’il était déjà question de songes dans Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au noir, l’écrivaine Marguerite Yourcenar s’est penchée plus amplement sur le sujet dans Les songes et les sorts (Folio), publié en 1938 chez Grasset, qui rassemble le récit de vingt-deux de ses rêves, dont certains s’avéraient récurrents : « […] j’ai été suivie à travers toute ma vie nocturne par une douzaine de songes inquiétants ou propices, reconnaissables comme des motifs musicaux et comme eux susceptibles de variations infinies. » Dans ses récits oniriques, on croise son père décédé, une prison, une cathédrale gothique, une horde de chevaux galopant, la Mort — debout dans un jardin, qui joue du violoncelle — ou encore la rêveuse plongée dans un cauchemar où son bras gauche est couvert de lèpre. Cette « vie rêvée » s’inscrit dans la création; pour elle, le rêveur crée comme le poète : « […] on peut comparer les éléments oniriques à l’état brut, avec leurs résonances symboliques multipliables à l’infini, aux rimes vulgaires ou sublimes alignées sur les colonnes d’un dictionnaire. Le dormeur assemble des images comme le poète assemble des mots. »

 

Georges Perec
Après avoir écrit Un homme qui dort, Georges Perec aurait pu écrire Un homme qui rêve puisqu’il a consigné 124 de ses rêves dans un livre qui s’intitule plutôt La boutique obscure (Gallimard), publié initialement en 1973 chez Denoël. « Je croyais noter les rêves que je faisais, je me suis rendu compte que, très vite, je ne rêvais plus que pour écrire mes rêves. De ces rêves trop rêvés, trop relus, trop écrits, que pouvais-je désormais attendre, sinon de les faire devenir textes, gerbe de textes déposée en offrande aux portes de cette voie royale qu’il me reste à parcourir — les yeux ouverts? » En janvier 1979, dans Le Nouvel Observateur, l’écrivain avait confié dans un article intitulé « Mon expérience de rêveur » — un texte qui a été repris dans Je suis né (Seuil) sous le titre « Le rêve et le texte » — que ses récits de rêves formaient ce qu’il appelait « une autobiographie nocturne » et que son expérience de rêveur en était une d’écriture : « […] chaque fois il me semblait que je captais avec une aisance enchanteresse ce qui avait été la matière même du rêve, ce quelque chose d’à la fois flou et tenace, impalpable et immédiat, tournoyant et immobile, ces glissements d’espaces, ces transformations à vue, ces architectures improbables. » Les rêves prennent alors la forme de multiples récits intenses, « au cœur de cette inquiétante étrangeté » : une visite chez une dentiste qui ne peut soigner sa bouche alors que toutes ses dents sont pourries, un adieu à une femme, une dame très grande qui prend toute la place dans le wagon d’un métro, etc.

 

Jack Kerouac
En 1961, Jack Kerouac a dactylographié les textes de Book of Dreams, issus de ses nombreux carnets de rêves, des notes qu’il prenait à son réveil : « Les rêves doivent être enregistrés comme ils viennent, spontanément. J’arrachais du lit ma carcasse lasse et à travers des paupières enflées par le sommeil, je gribouillais au crayon à toute vitesse, dans mon petit carnet à rêves jusqu’à la moindre bribe de souvenir. » Une sélection de ses rêves sera d’abord publiée en 1961, puis, quarante ans plus tard, une édition complète verra enfin le jour. En français, on peut lire l’édition intégrale sous le titre Le livre des rêves (Gallimard). Le célèbre écrivain perçoit ces récits comme la continuité de sa création, de son imaginaire : « […] les personnages que j’ai décrits dans mes romans réapparaissent dans ces rêves, en d’étranges situations oniriques […] et ils se prolongent indéfiniment dans mes récits. Les héros de Sur la route, Les Souterrains, etc., sont ici de retour et vivent des aventures encore plus singulières, car l’imagination ne désarme jamais, l’esprit vibre, la lune se couche, et tout le monde se cache la tête sous les oreillers avec un bonnet de nuit ». De fait, il est notamment question dans ses rêves de voyages, de voies ferrées lugubres et de gares inimaginables, du retour de son père — qui est mort — à Lowell, sa ville natale. L’écrivain utilisait « la méthode de la pêche aux rêves pratiquée juste à temps avant qu’ils ne s’envolent à jamais », lit-on dans la préface.

 

Federico Fellini
Le réalisateur et scénariste Federico Fellini notait lui aussi ses images nocturnes; il transcrivait ses rêves et il les illustrait — le célèbre cinéaste ayant d’ailleurs été dessinateur pour un hebdomadaire humoristique dans sa jeunesse. Ceux qui connaissent son œuvre cinématographique auront déjà remarqué son style onirique et les frontières floues « entre le rêve, l’imagination, l’hallucination et le monde réel » dans ses mises en scène. Pas surprenant, donc, d’apprendre qu’il s’intéressait effectivement aux rêves. Le livre de mes rêves (Flammarion) présente ce voyage merveilleux aux confins de son imaginaire, en illustrations. Ce livre comprend la reproduction du manuscrit original des notes de Fellini, leur traduction, ses dessins, des textes critiques sur le corpus, dont une préface de Daniel Pennac qui qualifie Le livre de mes rêves de « libre inventaire des spectacles de la nuit ». Parmi ses rêves dessinés, on retrouve des avions, des animaux (lions, tigres, crocodiles, chats, éléphants, etc.), des scènes érotiques, des moments reliés au cinéma, à la vie quotidienne, à la mort ou à son épouse Giulietta.

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