Il y a dans les rééditions de « livres épuisés » quelque chose qui me touche, comme un geste d’une profonde bonté qui fait du travail éditorial le dernier rempart contre l’oubli.

Quelques éditeurs et éditrices s’évertuent encore aujourd’hui, malgré un marché du livre avide de nouvelles étoiles, à retrouver de vieilles plumes reléguées aux oubliettes de l’histoire. C’est le cas de Renaud Buénerd et de François Grosso, de la maison du Chemin de fer, qui font de leur métier un exercice de défrichement littéraire. Ils peuvent d’ailleurs se targuer d’avoir retrouvé, au hasard d’une promenade, un véritable joyau livresque dans le bac d’un bouquiniste. Cette trouvaille — Renata n’importe quoi — a été écrite par la journaliste Catherine Guérard. De nos jours inconnue au bataillon des lettres françaises, Guérard a pourtant vécu son heure de gloire dans le passé. En 1967, elle faillit obtenir le prestigieux prix Goncourt face à l’écrivain André Pieyre de Mandiargues. Republier un livre jadis goncourable n’est donc pas un pari bien risqué pour les deux éditeurs, mais l’importance de ce geste de préservation participe à la sauvegarde de la mémoire de l’écrivaine. Et cela n’a pas été en vain, car la nouvelle édition du Chemin de fer a remporté le prix Mémorable en 2022, un honneur qui salue chaque année une œuvre singulière rééditée.

Le roman, d’abord publié aux éditions Gallimard, est d’une originalité folle. Une jeune fille décide de quitter son emploi de « femme de ménage » pour devenir « une libre ». Celle qui était logée et nourrie dans une famille aisée abandonne les tâches domestiques et la sécurité matérielle pour vivre sa vie comme elle l’entend. On la suit dans ses errances parisiennes avec ses paquets sous le bras durant trois jours et deux nuits. Durant son périple, elle est jugée et méprisée par tant de personnes rencontrées sur son chemin! Ces gens tentent de la dissuader de mener à bien son projet en s’octroyant le droit de statuer sur ce qui est bon pour elle. L’aspect pécuniaire devient alors un argument pour ses détracteurs et détractrices, qui la poussent à revenir sur le « droit chemin ». Sans patron ni dessein particulier, elle vit chaque minute à sa manière, décidant selon ses humeurs de la suite de la journée. Renata n’importe quoi est d’autant plus fascinant que la forme est finement réfléchie par Guérard. L’écriture est libérée de toute contrainte et aucun point ne vient terminer les phrases, qui semblent toujours en fuite. Un long monologue court sur les pages et constitue une palpitante odyssée. Ce texte quasi philosophique est proche de la comédie de mœurs et il permet de nous questionner sur le sens du travail et l’importance du libre arbitre dans nos existences, mais aussi sur notre rapport viscéral à la consommation.

Avant la publication de cet hymne à la liberté, l’écrivaine avait déjà publié en 1955 un premier roman aux éditions de La Table ronde. Avec Ces princes, Guérard raconte la grave et sinueuse histoire d’amour entre deux hommes. Lors d’un souper mondain, Antoine Villaert, un étudiant polytechnicien à l’âme d’artiste, fait la connaissance d’un général de l’armée française. L’homme militaire est dans la force de l’âge et assume complètement son homosexualité tandis que le jeune Antoine est en pleine construction de son identité. Leur rencontre est d’abord maladroite, laissant Antoine embarrassé par son propre manque de naturel devant les convives aux opinions bien trempées. Puis viennent les retrouvailles, plus légères et intéressées, qui sont l’occasion d’approfondir leur personnalité. Liés par un goût semblable pour la culture et les arts, ils développent rapidement une amitié qui s’avère troublée par d’autres désirs. Au départ, les sentiments ne sont pas accordés, mais le lecteur ou la lectrice devient le témoin de la construction d’une passion commune. Sans jamais mettre l’accent sur l’orientation sexuelle ni sur les conséquences d’une telle union à l’époque, Guérard pose plutôt la question des intermittences du cœur. L’inconséquence, le refus, la jalousie et l’ego sont les ingrédients tout indiqués pour rendre plus savoureuse la recette de l’amour. Les deux hommes, dont l’âge et les engagements diffèrent, sont vite surpris par la guerre et les obligations militaires. Ce premier livre s’ancre dans une tradition stendhalienne du roman où l’expression égotique est à son paroxysme. Il s’agit ici de peindre les mouvements d’un émoi et d’en dégager toute la charge dramatique.

Voilà donc deux ouvrages complètement différents, tant sur le fond que la forme, mais qui gravitent autour du même thème : le besoin d’être libre. Que ce soit la liberté affective ou le besoin d’indépendance, Guérard exploite de manière radicale son sujet jusqu’à la décadence. Elle rejette les diktats imposés par la société et célèbre une vie sans contraintes. Mais qui est Catherine Guérard? Ne reste d’elle qu’une courte biographie éditoriale et quelques photographies. Après la publication de ses deux romans, elle a quitté la scène littéraire en refusant toute demande d’entrevue. Elle aura fait de sa vie la suite logique de son œuvre littéraire. Celle que l’on qualifie de météore dans le ciel des lettres françaises a su laisser flotter un halo dont le rayonnement s’est rendu jusqu’au Québec. Il serait dommage de ne pas profiter de sa lumière!

Photo : © Jacques Sassier/Gallimard, 1967

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