4 novembre 2023
J’adore les listes. J’ai toujours aimé être guidée dans mes lectures. Que ce soit les « 100 livres à lire avant de mourir », les « 50 livres préférés des Français », les « 25 plus grands romans américains ». Je les parcours compulsivement, je coche ceux que j’ai déjà lus, je prends en note ceux qu’il me reste à lire et, bien sûr, j’angoisse devant ma pile à lire qui ne cesse d’augmenter. Au moment d’écrire ces lignes, le lauréat du prix Goncourt n’a pas encore été dévoilé. J’achève ma lecture de Sarah, Susanne et l’écrivain (Gallimard). J’aurai alors lu les quatre finalistes du Goncourt. Ce n’est pas que je sois passionnée par ce prix littéraire. Mais, c’est une liste de lecture. Une liste de lecture prestigieuse qui plus est. Et je trouve ça fascinant.

En tant que libraire, j’aime l’idée de découvrir une pépite méconnue. Comme plusieurs, j’ai le fantasme d’être celle qui lancera une carrière en portant à bout de bras le roman magistral d’un obscur primo-romancier. Cela dit, ce n’est pas ce que je recherche d’abord et avant tout quand je lis. Je veux davantage être émue et éblouie. J’aime me reconnaître dans les personnages, mais aussi être dépaysée. Je cherche par ailleurs à comprendre le monde dans lequel j’évolue. C’est justement pour cette raison que j’aime lire les livres dont tout le monde parle, que ce soit un prix littéraire ou un succès populaire. N’y a-t-il pas plus grand miroir de notre société qu’un livre plébiscité par la majorité?

Ainsi, au terme des 150 pages que je terminerai dans la prochaine heure — lire rapidement, un des atouts des libraires! —, serai-je en mesure de mieux comprendre les préoccupations qui intéressent les lecteurs en 2023 et plus précisément les membres de l’Académie Goncourt?

5 novembre 2023
J’ai terminé Sarah, Susanne et l’écrivain. Je crois que ça pourrait très bien être un livre « goncourisable ». Depuis des années, Éric Reinhardt flirte avec les prix littéraires sans pour autant être lauréat. Son plus récent roman est à la fois intrigant, original et captivant. Dans Sarah, Susanne et l’écrivain, Reinhardt s’amuse à brouiller la frontière entre la réalité et la fiction et il y parvient avec beaucoup de talent. Sarah approche l’écrivain pour lui raconter un épisode de sa vie qui pourrait selon elle devenir un roman. Ensemble, ils créent le personnage de Susanne. La narration alterne ainsi entre ces personnages, nous faisant perdre nos repères. On se laisse manipuler par l’auteur et c’est franchement intelligent. Un roman dont l’originalité n’est pas sans rappeler L’anomalie de Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020.

Parmi les finalistes se trouve également Neige Sinno pour son livre Triste tigre (P.O.L). Un récit bouleversant dans lequel l’autrice relate les abus sexuels dont elle a été victime pendant des années. Elle cherche à comprendre comment un homme ordinaire peut devenir un bourreau, dans une réflexion qui rappelle L’adversaire d’Emmanuel Carrère. Neige Sinno réfléchit à l’écriture comme acte de rébellion et comme geste salvateur et se questionne sur les grandes œuvres littéraires portant sur l’inceste. Bien qu’il soit excellent, Triste tigre n’est pas un livre facile, ni même plaisant. C’est toutefois un livre nécessaire, qui nous bouscule et force notre empathie. Christine Angot, une autrice qui a consacré une large part de son œuvre à la question de l’inceste, siège désormais à l’Académie Goncourt. Est-ce que sa présence sur le jury pourrait favoriser Neige Sinno?

Contrairement à Triste tigre, Veiller sur elle (L’Iconoclaste) est un roman plaisant au fort potentiel commercial. Je dirais même qu’il revêt des airs de classique instantané. On y suit Mimo, un sculpteur talentueux mais un brin désagréable. À travers son histoire, c’est aussi une partie du XXe siècle italien que l’on découvre. Dans ce roman sur l’amitié, l’amour et l’art, on retrouve aussi une part de mystère, qui en fait un vrai page turner. Veiller sur elle est une véritable épopée magnifiée par l’écriture soignée de Jean-Baptiste Andrea. Un texte qui me fait penser à Au revoir là-haut qui a remporté le prix Goncourt en 2013.

Pour sa part, Humus, de Gaspard Kœnig (L’Observatoire) est un roman au sujet super original. En effet, on y retrouve deux étudiants en agronomie qui développent une passion pour les vers de terre. Ils cherchent ni plus ni moins une façon de sauver le monde grâce aux lombrics. J’ai beaucoup aimé cette histoire qui a nourri mon écoanxiété. Toutefois, je ne pense pas que Humus pourrait remporter le prix Goncourt. Ce serait à mon avis trop politique comme choix. Rappelons que ce roman à saveur écologiste a été écrit par un philosophe avec des accointances communistes. Gaspard Kœnig a par ailleurs annoncé son souhait d’être candidat aux élections présidentielles françaises en 2022, mais n’a pas cumulé les appuis nécessaires pour y parvenir.

Dans deux jours nous connaîtrons l’identité du lauréat. Mais qu’est-ce qui définit un bon candidat au prix Goncourt, au fait? Le sujet d’actualité? L’originalité du style et du traitement? La camaraderie entre auteur, éditeur et membres du jury? D’une année à l’autre, je m’intéresse à ce prix littéraire, je le lis souvent, le boude parfois, mais je n’arrive toujours pas à établir un portrait juste qui me permettrait d’annoncer hors de tout doute le vainqueur de cette année. Mais puisqu’il le faut, je me lance. Je mise sur Veiller sur elle.

6 novembre 2023
Aujourd’hui, Neige Sino a remporté le prix Femina. Il semblerait que cette victoire réduise considérablement ses chances de faire un doublé en remportant le Goncourt. En effet, en 2021, Didier Decoin, l’actuel président de l’Académie Goncourt, affirmait ceci : « Il ne faut pas oublier nos amis et alliés que sont les libraires. Si on donne deux prix à un seul livre, ça ne fait qu’un livre dans la vitrine1 ». Merci, monsieur Decoin.

En entrevue dans La Presse2, le critique littéraire français Arnaud Viviant nous apprend que « [j]usqu’à tout récemment, le prix Goncourt suivait scrupuleusement le testament des frères Goncourt, qui disait qu’il fallait favoriser le genre romanesque ». La lecture de cet entretien a étrangement ébranlé mes certitudes. Je mise désormais sur Sarah, Susanne et l’écrivain même si ma préférence demeure pour Veiller sur elle. Je saurai demain si mon intuition était la bonne.

7 novembre 2023
Quelle surprise ce matin! L’Académie Goncourt a choisi de récompenser Veiller sur elle, de Jean-Baptiste Andrea. Quand j’ai proposé à l’équipe du magazine Les libraires d’écrire un article sur le Goncourt, j’avais en tête de signer un texte d’opinion dans lequel je serais probablement en désaccord avec le choix du jury. Maintenant que le prix récompense mon livre préféré de la sélection, me voilà confuse. Que vais-je vous dire? Heureusement, j’ai déjà atteint la fin de ma chronique. Il ne me reste plus qu’à vous encourager à ajouter ces quatre excellents livres à votre liste de lecture.

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1. ouest-france.fr/culture/livres/prix-goncourt/une-meme-livre-ne-devrait-recevoir-qu-un-seul-prix-litteraire-selon-le-patron-du-goncourt-4ea7feec-3a19-11ec-9b1b-7fc399efdc16.
2. lapresse.ca/arts/litterature/2023-10-31/rare-incursion-dans-le-monde-du-prix-litteraire.php

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