Moby Dick. Je lis ce nom et le vent souffle, le crachin frappe mon visage, la mer est mauvaise. Bravant la houle, Quiequeg se tient au bout de la baleinière, son harpon prêt à frapper la bête, le monstre, la masse d’île, le mythique cachalot blanc. Je lève les yeux de la page. Le calme revient.

Quand je feuillette La mer déchaînée d’Achab : Une histoire naturelle de Moby-Dick, de Richard J. King, publié aux éditions de La Baconnière, la magnifique iconographie me fait replonger à l’origine de ma rencontre fascinante avec l’œuvre de Herman Melville. C’était durant une grève de Radio-Canada. Je me revois, enfant, devant le téléviseur familial. La programmation régulière avait été remplacée par des films, qui s’enchaînaient sans discontinuer. Quand un film se terminait, on ignorait celui qui allait suivre. Si bien qu’on se criait d’un bout à l’autre de l’appartement le titre du film qui débutait. Vint Moby Dick. Je ne savais pas ce que c’était. J’ignorais tout du roman, adapté au cinéma par John Huston. Je revois l’acteur principal, Richard Basehart, qui était d’abord pour mes amis et moi l’intrépide amiral Nelson de Voyage au fond des mers, la télésérie dans laquelle il guidait avec assurance le Neptune, un sous-marin nucléaire expérimental, à travers moult péripéties. Je l’aimais bien, cet amiral Nelson devenu Ismahel, et j’avais confiance en lui puisqu’il connaissait déjà la mer. Avec lui, j’ai rencontré le commandant en second, Starbuck, les officiers Stubb, Flask, le père Mapple, les harponneurs Dagoo, Fedallah, le jeune Pip, et j’ose à peine nommer le terrifiant et charismatique capitaine Achab, celui dont la jambe a été tranchée par les mâchoires de Moby Dick, et dont la vengeance fera que nous tous poursuivrons jusqu’au fond de l’enfer le Léviathan blanc.

En 2005, les éditions Phébus publient Moby Dick, de Herman Melville, dans la traduction de 1954 du légendaire Armel Guerne (Libretto, 2011). La presse, dithyrambique, saluait la qualité rimbaldienne de cette traduction. On disait de Guerne qu’il avait mis six mois à trouver les bons mots pour traduire un des incipits les plus célèbres de la littérature mondiale. Sous sa plume, le fameux « Called me Ishmael » deviendra « Appelons-moi Ismahel ». Ces mots créent l’ambiguïté par rapport à l’identité du narrateur, qui préfère rester anonyme pour mieux prêter sa voix à ce récit au-dessus de tout entendement. Dès les premières pages de cette traduction, l’air du large nous embaume. Nantucket nous apparaît comme le début d’une nouvelle genèse. Ismahel m’introduira à nouveau auprès de la galerie de tous les personnages qui résonnait encore dans mon cœur, et que je retrouvais avec la vive émotion d’un esprit de corps enfin retrouvé. La lecture creusait un sillon nouveau dans ma mémoire de l’œuvre. Les visages de certains personnages porteront de nouveaux traits sous la plume de Melville. À chaque chapitre, comme pour augmenter l’attente, Melville nous dépeint un monde maritime maintenant disparu, mais ô combien courageux! Le quotidien prend de l’ampleur, notre pied devient plus marin. Comme Ismahel, je me dis qu’il faut être fou pour délaisser la plage, la terre ferme, le bastingage des quais pour s’embarquer des mois, voire des années, sur une coquille de noix que l’océan peut avaler sans rien rejeter à la surface. Le vent devient fou, les voiles se gonflent d’orgueil, la chasse finale s’amorce, Melville nous a préparés, il nous a fait languir, nous sommes prêts comme jamais à affronter la destinée d’Achab, qui est devenue la nôtre. Je vois Pip, je vois Quiequeg serrer le harpon, je vois l’œil sombre d’Achab fixer l’horizon en espérant entendre Daagoo de la vigie, mais c’est lui, Achab, qui hurle le premier : « Souffle là-bas! Sou-ou-ouffle là-bas! Sa bosse comme une montagne de neige ! C’est Moby Dick! » Les frissons m’envahissent. La finale, en trois jours, sera à la hauteur de mes espérances. La lutte sera colossale, mémorable, voire biblique sur une mer noircie par la rage, enlaidie par l’horreur, figée par la mort. Mais les pages seront admirables.

À sa publication, le roman fut éreinté, oublié près de soixante-dix ans. Melville a-t-il déjà su qu’il avait écrit un chef-d’œuvre?

Je feuillette à nouveau le superbe livre de Richard King, je vais m’y plonger et refaire le voyage autrement, plus profondément.

Je n’irai pas à la mer, mais j’y serai.

Herman Melville avait du génie.

Richard Basehart ne m’avait pas trompé.

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