Quel rapport entretenons-nous avec l’art? Et avec les musées? Cette interrogation est le fondement de la collection « Ma nuit au musée », initiée par Alina Gurdiel, aux éditions Stock. Chacun des livres découle de l’invitation à un auteur à s’isoler dans un musée et relate son expérience de son arrivée jusqu’à son départ au petit matin. Le projet fait interagir l’artiste (son passé et ses pensées) avec le lieu muséal (ses œuvres exposées et la perception parfois élitiste, inaccessible, actuelle et créative que le visiteur a de ce bâtiment). Ces récits intimes, inédits et fort enrichissants, font étalage des impressions personnelles d’un lieu rendu hors du temps.

Un de ces ouvrages, Nuit espagnole, publié en 2019, est une collaboration entre l’écrivain Christophe Ono-dit-Biot et l’artiste d’art conceptuel Adel Abdessemed. Ils se trouvent au musée de Picasso, auréolé de prestige par le fait qu’il abrite la plus grande collection au monde d’archives et d’objets d’art du célèbre peintre. Les deux hommes s’y trouvent durant l’exposition Guernica, où il y a multitude d’archives et d’esquisses du tableau du même nom. Celui-ci a été créé après les bombardements fascistes, en 1937, à Madrid. Pour Abdessemed, l’art engagé est nécessaire, voire salutaire : « Jamais assis. Ni à genoux. On n’est pas dans la religion, où l’on se prosterne. L’œuvre d’art est la seule chose qui peut sauver l’âme, celle de la victime comme celle du bourreau. Mais debout, debout. On affronte. » Ono-dit-Biot relate dans Nuit espagnole la jeunesse d’Abdessemed, qui a vécu l’horreur de la guerre civile algérienne des années 90, la montée de l’extrémisme avant l’éclatement. À l’école des Beaux-Arts, où il étudiait, ses revendications étaient la création libre et l’émancipation de la femme; il sera séquestré avec ses camarades par des djihads. La plume sensible d’Odo-dit-Biot souligne le mince fil qui relie les guerres entre elles, l’absurde cruauté de chacune faisant écho à l’autre.

Malgré la lourdeur des propos, le ton est jovial. La complicité sans borne des deux hommes instaure un jeu d’échanges comiques et savants. On sent le respect et l’amitié présents entre eux. Les nombreuses citations littéraires donnent grandement envie de découvrir une pléthore de livres et les œuvres de l’artiste algérien. Une de ces envies littéraires est L’opium et le bâton de Mouloud Mammeri, un roman historique et documenté écrit en 1965, à peine trois ans après l’indépendance de l’Algérie. Il relate au travers de la destinée de personnages un pan de cette histoire. L’autre, écrite en 1794, est Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, un récit plein d’ironie et d’intelligence (on notera le titre du livre) d’un jeune homme confiné 42 jours dans sa chambre, qui se sert des objets peuplant sa chambre comme autant de raisons pour méditer. Une anecdote à la toute fin de Nuit espagnole résume bien son niveau de douce folie : lorsqu’il lui faut partir du musée au lever du jour, Abdessemed, avec enthousiasme, s’emporte et, de son fusain, trace des dessins gigantesques sur les murs du musée. Les remerciements décrivent la reconnaissance des auteurs envers le directeur du musée Picasso, Laurent Le Bon, « d’avoir gardé son calme en découvrant qu’Adel avait dessiné sur les murs, et d’avoir, en plus de son calme, conservé le dessin sur le mur, mettant son amour de l’art au-dessus de son amour de l’ordre ». Je recommande chaudement cette lecture! Si vous vous intéressez à Picasso et aux origines de Guernica, à l’art en général, à l’importance de la création, à la guerre civile algérienne et celle espagnole, vous allez dévorer ce livre. Il fait réfléchir, s’émouvoir, s’esclaffer.

Leïla Slimani, l’auteure du renommé Chanson douce et du touchant Le pays des autres, en 2020, sait tisser une intrigue captivante. Son dernier livre, Le parfum des fleurs la nuit, publié cette année, fait partie de la collection « Ma nuit au musée ». Il traite de son histoire intime. Lorsque son éditrice l’invite à participer à ce projet, celui-ci ne lui tente guère. Les musées, de leurs codes hermétiques à leur caractère élitiste, l’ont toujours mise mal à l’aise. Mais l’idée d’être enfermée l’attire finalement, car elle crée dans la solitude : « Je vis en aparté. La réclusion m’apparaît comme la condition nécessaire pour que la Vie advienne. Comme si, en m’écartant des bruits du monde, en m’en protégeant, pouvait enfin émerger un autre possible. […] Dans cet espace clos, je m’évade, je fuis la comédie humaine, je plonge sous l’écume épaisse des choses. Je ne me ferme pas au monde, au contraire, je l’éprouve avec plus de force que jamais. » Elle fait le pont entre ses incertitudes, son enfance au Maroc et les œuvres du musée. Parmi celles-ci, de grands monolithes noirs dans lesquels sont enfermés des galants de nuit, fleur commune de son pays, lui évoquent celui qui était chez elle. Son prénom, Leïla, signifie « nuit ». À l’adolescence, elle réalise que les conventions sociales enferment les femmes, durant le jour, dans la pudeur et les occupations journalières. À la tombée du jour, elles s’en défont, et tout devient possible. Une autre œuvre présentée, la série de photographies de l’artiste Berenice Abbott, qui tente de saisir la transformation de New York des années 30, rappelle à Slimani que son identité est plurielle et partielle. Elle a quitté le Maroc enfant et lorsqu’elle y retourne à l’âge adulte, le quartier de sa jeunesse qu’elle croyait figé dans ses souvenirs s’est transfiguré.

Les nombreuses références, entre autres, au monde arabe, nous font apprécier toute la splendeur culturelle de l’Orient. Grâce à l’une d’elles, j’ai pu faire la lecture nécessaire du récit de prison Je ne reverrai plus le monde, d’Ahmet Altan, publié en 2019. Slimani y fait référence, évoquant l’importance d’avoir une force intérieure lorsque les conditions extérieures entravent la liberté individuelle. L’écriture a sauvé Leïla Slimani en quelque sorte, pour panser les vides, corriger les idées préconçues : « Écrire a été pour moi une entreprise de réparation. Réparation intime, liée à l’injustice dont a été victime mon père. Je voulais réparer toutes les infamies : celles liées à ma famille, mais aussi à mon peuple et à mon sexe. » Son père s’est fait accuser à tort de fraude, dans l’un des plus grands scandales financiers du Maroc, et cette tromperie avait secoué sa vision naïve lorsqu’elle était enfant.

Les livres de cette collection sont à découvrir. Ils sont riches de lectures qui attisent la curiosité, de réflexions sur l’art et ce qu’il nous apporte. Bientôt paraîtra le récit Les muses ne dorment pas, de la romancière cubaine Zoé Valdès. L’auteure retrace la vie de deux femmes qui ont été les muses de peintres, tout en replongeant dans son propre passé marqué autant par la répression politique que la littérature et le cinéma. Comme quoi la création littéraire et culturelle ne s’appauvrira jamais malgré les bouleversements quotidiens. Les occasions créées par le concept de « Ma nuit au musée » permettent à des artistes d’explorer leur mémoire et d’en dégager des œuvres ouvertes sur le monde. C’est un plaisir d’être invité à notre tour.

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