Personne n’aime être étiqueté ou enfermé dans une petite boîte. Il en va de même pour certaines œuvres littéraires. Elles résistent à toute forme de catégorisation, glissent entre les grilles d’analyse, se métamorphosent de page en page pour rappeler au lecteur ce qu’il oublie trop facilement : elles sont vivantes¹.

Dans le numéro d’octobre de la revue Les libraires, la romancière Dawn Dumont confiait
au journaliste Dominic Tardif :

Là où j’ai grandi, il n’y a pas vraiment de différence entre le naturel et le surnaturel.
Ça fait partie de comment on voit le monde : 99 % du temps, le surnaturel est absent, et soudainement, ça va venir influencer ta vie d’une façon majeure. […] Il y a chez les Autochtones une connexion profonde entre notre monde et l’autre monde, alors c’est normal que ça ressorte dans les récits d’auteurs autochtones².

On le sait, le rapport au réalisme magique est forcément culturel. Dans le contexte des littératures des Premiers Peuples, étiqueter une œuvre de réaliste magique, de fantastique ou encore de surnaturelle pourrait nous amener à occulter les liens essentiels que le texte entretient avec la tradition orale à partir de laquelle il a été écrit.

Prenons par exemple le roman Croc fendu (2019) de l’écrivaine et artiste originaire du Nunavut Tanya Tagaq. Cette dernière, dont l’écriture oscille entre onirisme et hyperréalisme, combine les genres poétique et narratif dans son livre. La narratrice, une jeune adolescente inuk, vit toutes sortes de drames liés à l’alcoolisme, à la toxicomanie, à l’inceste : « Le sternum humain est capable de tellement de chose / […] / Même quand il étouffe le visage d’une petite fille / Et que les ressorts du lit grincent³ ». Aucun lecteur ne sort indemne de ce texte. Or, au-delà des problèmes sociaux qui sévissent dans la communauté décrite par Tagaq, le roman nous entraîne au cœur de la culture inuite et surtout de la mythologie qui la fonde. Ainsi, au fil des chapitres, la jeune narratrice prend peu à peu conscience de sa capacité à entrer en contact avec le monde des esprits. Par la suite, elle a une relation sexuelle avec un Homme-Renard, est enfantée par les aurores boréales, met au monde des jumeaux, un garçon et une fille, qui menacent la santé de leur famille ainsi que l’avenir de la communauté.

Devant de telles péripéties, un lecteur étranger aux mythes et légendes inuites4 peut avoir l’impression, légitime, de baigner en plein réalisme magique. Or, ce qui semble déroutant aux yeux d’un lecteur non-autochtone ne représente en fait qu’un autre aspect de la réalité nordique : « Les récits surnaturels font en quelque sorte partie du quotidien des Inuits, il n’est pas rare d’entendre à la radio un chasseur raconter un événement inexpliqué ou une rencontre étonnante5. » Le roman de Tagaq ne relève donc pas tant du réalisme magique que de la vision d’un peuple pour qui le monde des esprits et du rêve, inscrit dans sa tradition orale, s’entremêle au quotidien de la communauté.

En ce sens, Croc fendu peut être envisagé à partir des concepts inuits unikkaaqtuaq et unikkausiq, soit les histoires récentes et les récits imaginaires très éloignés dans le temps6. Ainsi, Tagaq évoque l’histoire de Sedna, déesse de la mer et figure incontournable de la cosmogonie inuite. Or, la jeune narratrice de Croc fendu y fait référence comme s’il s’agissait d’une amie : « Attends. Il faut que je parle à Sedna, que je lui dise de garder ses trésors7. » Dans ce passage du roman, Tagaq fait donc se chevaucher mythes et récits du quotidien, temporalités anciennes et contemporaines.

Il est intéressant que des concepts similaires à ceux d’unikkaaqtuaq et unikkausiq se retrouvent chez plusieurs Premiers Peuples : les Innus utilisent les termes tipatshimun et atanukan et chez les Cris, on réfère à âcimowina et âtayôhkêwin. Ces formes narratives sont actualisées dans les œuvres écrites contemporaines ; les liens que ces dernières établissent avec les différentes traditions orales des Premiers Peuples doivent donc être considérés lorsque vient le temps d’aborder un roman tel que Croc fendu.

Il en va de même pour les œuvres de romanciers tels que Lee Maracle, Thomas King ou encore Louis-Karl Picard-Sioui. Dans la préface du roman Le chant de corbeau (2019), Maracle évoque la tradition toujours bien vivante « de parler aux arbres, aux plantes, aux poissons et aux autres animaux, et plus particulièrement à Corbeau et à Cèdre8 ». Cette œuvre gagne donc à être lue en parallèle avec tous les mythes, légendes et contes qui mettent en scène l’esprit du Corbeau, ce vieux ratoureux9 qui a tant d’influence sur la vie des êtres humains partout en Amérique, des Inuits aux Hopis en passant par les Stó:lō, la nation de Maracle. De son côté, dans La femme tombée du ciel (2016), Thomas King présente une dystopie, mais à partir d’un mythe de création du monde présent chez plusieurs Premières Nations. Enfin, chez Louis-Karl Picard-Sioui, la tradition orale wendate et sa magie occupent une place importante dans son travail. Pensons au livre Yawendara et la forêt des Têtes-Coupées (2005) ou encore à certaines nouvelles du recueil Chroniques de Kitchike (2017) dans lequel Picard-Sioui, tout comme Tanya Tagaq, entremêle onirisme et hyperréalisme, le tout mis au service d’une critique sociale acerbe et d’un sens de l’humour débridé.

En somme, les enjeux en lien avec le réalisme magique ou le recours aux perspectives inspirées des traditions orales des Premiers Peuples ne doivent pas nous détourner de l’essentiel, soit le bonheur de lire des œuvres qui nous émeuvent, heurtent notre vision du monde, nous remuent au plus profond de notre être. La narratrice de Croc fendu nous le dit d’une autre façon :

La vérité toute simple, c’est que nous sommes la pure expression de l’énergie du soleil. La glorieuse manifestation de la puissance de l’univers. Nous sommes le bout des doigts d’une force qui propulse l’univers, alors fais ta job et ressens10.

Ressentir : voilà un beau programme de lecture!

 

1. À ce propos, je recommande de lire l’essai de Thomas King, Histoire(s) et vérité(s) (2015)
ou de façon plus générale l’ouvrage de référence Nous sommes des histoires (2019).
2. L’entretien a été publié dans le numéro d’octobre 2020 de la revue Les libraires.
3. T. Tagaq, Croc fendu, Québec, Éditions Alto, 2019, p. 25.
4. Pour en savoir plus, lire Être et renaître inuit : homme, femme ou chamane (2006) de l’anthropologue Bernard Saladin d’Anglure.
5. N. Duvicq, Histoire de la littérature inuite du Nunavik, Québec, PUQ, 2019, p. 87.
6. Ibid., p. 4.
7. T. Tagaq, op. cit., p. 102-103.
8. L. Maracle, Le chant de corbeau, Montréal, Mémoire d’encrier, 2019, p. 8.
9. Le terme utilisé en anglais pour désigner ces êtres malcommodes qui provoquent les changements est « Trickster ».
Il est souvent traduit par « filou » ou « fripon » en français. Pour ma part, je préfère le canadianisme « ratoureux ».
10. T. Tagaq, op. cit., p. 19-20.

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