C’est l’histoire d’une femme incapable d’exprimer sa colère. Et pourtant, La course de Rose, deuxième roman de Dawn Dumont, compte parmi les livres les plus drôles de la saison.

« Est-ce que tu peux baisser un peu le son s’il vous plaît? », demande Dawn Dumont à son fils, qui s’amuse avec un de ces jouets du diable, produisant plus de décibels qu’un spectacle métal. L’écrivaine se trouve alors dans sa voiture, quelque part à Saskatoon, et semble (peut-être) avoir oublié notre rendez-vous téléphonique. Elle se range sur le bord de la route, mais, comme de raison, peine à convaincre son gamin de l’importance du silence à respecter. « Il a 5 ans, donc évidemment, il va faire ce qu’il n’est pas censé faire », laisse tomber notre interlocutrice, à la fois amusée et résignée.

Voilà une perle de sagesse parentale qui pourrait appartenir à Rose Okanese, héroïne de La course de Rose. Mère de deux filles — Sarah, une ado typiquement nonchalante, et Callie, une gamine dotée d’un sens de la répartie digne de la meilleure improvisatrice —, Rose surprend en rentrant chez elle leur père, Gilbert, qui la trompe avec sa cousine de la grande ville, Michelle. Quand son flanc-mou de chum s’enfuit avec leur voiture, Rose part à ses trousses — à pieds! — et se surprend à aimer ce que la course éveille en elle. Les événements la pousseront à s’inscrire au marathon annuel organisé sur sa réserve. Seul hic : elle n’a jamais couru de marathon de sa vie.

« Rose est née parce que je voulais raconter l’histoire d’une femme qui est incapable d’exprimer de la colère, qui laisse la vie lui passer sur le corps », explique la romancière depuis l’habitacle de sa voiture, dans lequel règne maintenant le calme. « Elle représente tout un tas de gens que je connais qui laissent la vie leur arriver, sauf que Rose, elle, à un certain moment, décide de se lever, de se défendre. On attend souvent que quelqu’un nous sauve et, évidemment, personne ne vient jamais nous sauver, donc on finit toujours par devoir le faire soi-même. »

Les événements la pousseront à s’inscrire au marathon annuel organisé sur sa réserve. Seul hic : elle n’a jamais couru de marathon de sa vie.

Prendre sa vie en main : c’est avec cet objectif en tête que Dawn Dumont investissait la scène de différents cabarets humoristiques de Toronto, il y a maintenant une quinzaine d’années. Incapable de trouver une compagnie souhaitant monter une des quatorze (!) pièces de théâtre qu’elle avait écrites jusque-là, l’autrice crie des Plaines, qui a grandi sur la réserve de la Première Nation Okanese (à environ 85 kilomètres au nord-est de Regina), se tournait alors vers le stand-up afin d’inviter le grand public au cœur du quotidien de sa famille. « Mais le format blagues, ça finit par être limitant. Je voulais donner une meilleure vue d’ensemble du genre de vie que j’ai eue en grandissant sur la réserve. »

Rire, malgré tout
C’est ainsi que Dawn Dumont se mettait à l’écriture romanesque avec On pleure pas au bingo, d’abord paru en anglais en 2011, puis en traduction l’an dernier aux Éditions Hannenorak. Alors que ce premier livre inventoriait les souvenirs de jeunesse de l’écrivaine sur un ton entre tendresse et autodérision, La course de Rose accentue davantage le sarcasme, dans lequel l’on pourrait lire un certain fatalisme, mais aussi une soupape face aux écueils nombreux qu’affrontera l’apprentie marathonienne. Autrement dit : Dawn Dumont parvient avec beaucoup de finesse à générer des rires, sans pour autant minimiser les drames réels qui se cachent souvent sous ce qu’elle raconte.

« Dawn a une maîtrise presque parfaite de l’humour de situations et des dialogues », observe son traducteur québécois, l’écrivain Daniel Grenier. « Elle se sert beaucoup de la marge entre ce qu’on dit et ce qu’on pense, des situations awkward de la vie sociale, de la petite paranoïa qu’on a tous au sujet de comment les gens vont nous percevoir. Il y a parfois des passages d’une grande violence dans ses livres, mais qui peuvent nous paraître légers, comme celui sur les pensionnats dans On pleure pas au bingo. Il faut de la subtilité et une grande rigueur pour écrire ça, en sachant que certains lecteurs pourraient s’en servir pour dire : “Vous voyez, c’était pas si pire que ça, les pensionnats.” »

Il fait bon passer du temps en compagnie des familles que met en scène Dawn Dumont, souligne Daniel Grenier, qui y voit un aspect fondamental de son œuvre. « C’est ce qui rend Dawn Dumont universelle, mais c’est aussi ce qui crée un effet d’altérité. On s’identifie presque automatiquement à ses narratrices, à ses familles, mais en se rappelant toujours qu’on ne peut pas s’identifier complètement, qu’il y a un petit quelque chose de différent dans l’expérience du monde qu’elle décrit. »

« Je pense qu’on a tous cette habileté de transformer le drame en rire », dit pour sa part la principale intéressée. « Ce n’est pas pour rien qu’il y a souvent des fous rires pendant des funérailles. Mais je pense aussi qu’il y a quelque chose de propre à ma culture là-dedans. Quand on a peu, il reste toujours le rire, que personne ne peut nous enlever. »

La force de la course
Fable comico-fantastique sur la solidarité féminine, La course de Rose bascule au deux tiers du livre dans un univers dépassant le réalisme strict, alors que le fantôme d’un vieux démon — celui de la Rêveuse — ensorcelle les femmes de la réserve, qui feront passer un mauvais quart d’heure à tous les hommes ayant déjà eu des comportements regrettables envers le genre opposé (c’est-à-dire pas mal tous les hommes). D’aucuns parleraient de réalisme magique, bien que Dawn Dumont conçoive le surgissement du monde immatériel dans le quotidien de ses personnages comme une manifestation de son propre rapport aux esprits.

« Là où j’ai grandi, il n’y a pas vraiment de différence entre le naturel et le surnaturel. Ça fait partie de comment on voit le monde : 99% du temps, le surnaturel est absent, et soudainement, ça va venir influencer ta vie d’une façon majeure. Tu sais, mes sœurs consultent toutes des médiums et des voyants, j’ai plusieurs amis qui sont impliqués dans des cérémonies. Il y a chez les Autochtones une connexion profonde entre notre monde et l’autre monde, alors c’est normal que ça ressorte dans les récits d’auteurs autochtones. »

Si c’est la course qui aura permis à Rose de se défaire de ce qui l’enchaînait à une existence de sacrifices, dénuée de joie, c’est beaucoup parce que Dawn Dumont court elle-même depuis l’âge de 12 ans. Elle court d’ailleurs plus que jamais depuis que nous afflige la pandémie que vous savez. « Ce que la course a de merveilleux, conclut-elle, c’est que ça te donne du temps pour réfléchir, mais surtout ça te challenge. Ça te challenge, puis ça te montre à quel point tu es forte. »

Photo : © Thistledown Press

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