La majorité d’entre nous aspire à vivre dans un monde plus juste, plus égalitaire, mais refuse d’y croire; la nature humaine est cruelle, se dit-on, notre cas est désespéré. Nous oublions que l’Histoire est écrite par les vainqueurs et que notre objectivité se base sur des informations sélectives. Dans le livre Au commencement était (Les liens qui libèrent), David Graeber et David Wengrow nous font découvrir des civilisations qui ont su établir des normes sociales grandement supérieures aux nôtres. Tout est une question de valeurs, de croyances et de mentalité, nous disent-ils. L’homme est un loup pour l’homme et L’argent n’a pas d’odeur ne sont pas tant des expressions que des idées que l’on propage.

Les vainqueurs sont nos créanciers et nous sommes leurs débiteurs. « Le fait même que nous ne sachions pas ce qu’est une dette, la flexibilité de ce concept, est le fondement de son pouvoir. L’histoire montre que le meilleur moyen de justifier des relations fondées sur la violence, de les faire passer pour morale, est de le recadrer en termes de dette — cela crée aussitôt l’illusion que c’est la victime qui commet un méfait », explique Graeber dans Dette : 5 000 ans d’histoire (Actes Sud). L’endettement est le mécanisme par lequel notre vision du monde est assujettie à l’économie. L’ironie veut que ce soit aussi son point faible.

Dans La fausse monnaie de nos rêves (Les liens qui libèrent), Graeber s’intéresse beaucoup au don, un élément clé de la nature humaine que la société de consommation tente de réduire au concept de gratuité. Dans Essai sur le don (PUF), Marcel Mauss suggère que le don est un contrat moral dont l’enjeu est de ne pas souiller la pureté du geste. Graeber mentionne que les colons d’Amérique du Nord ont longtemps accepté comme paiement les colliers de wampum (simples coquillages) qui, chez les Iroquois, définissaient l’âme du détenteur. Ces présents servaient à nouer une relation de confiance et quiconque n’y voyait qu’une valeur marchande trahissait cette confiance, si bien que les colliers de wampum finiront par être considérés comme des cadeaux empoisonnés, l’argent servant justement à contourner le problème de la confiance dans la culture européenne.

À partir du XVIe siècle, les créanciers n’auront de cesse que de débarrasser l’économie de ses affects moraux, sauf bien sûr en ce qui concerne les dettes.

Au XVIIIe siècle, un vent de libéralisme souffle sur l’Occident avec, entre autres, la guerre d’indépendance aux États-Unis (1775-1783) et la Révolution française (1789-1799). Quand, en 1791, les esclaves haïtiens se libèrent à leur tour, la France leur réclame 150 millions de francs en dommages et intérêts, une dette immédiatement reconnue par les nations blanches qui menacent Haïti d’un embargo si la dette n’est pas honorée. C’est le début d’un temps nouveau où fleurit le prix de la liberté. Les années suivantes verront l’abolition de l’esclavage aller de pair avec l’industrialisation et la fixation des salaires. L’asservissement devient un choix, respectueux des libertés individuelles. La honte se transforme en culpabilité, l’homo economicus est né.

Pour répondre au mouvement de contestations sociales dans les années 1960-70 qui réclament toujours plus de droits et de libertés, on troque l’argent comptant par le « pouvoir d’achat » en démocratisant l’accès au crédit. « Vous êtes plus riches que vous le croyez », tellement qu’en 2008, lors de la crise de subprimes, l’endettement des banques est vingt fois supérieur à l’argent réel en circulation. Les petits épargnants perdent leur maison par milliers, on saisit leurs biens, leurs salaires et leurs épargnes, mais le Fonds monétaire international (FMI) prévient l’ONU que limiter l’accès au crédit des mauvais payeurs, bien que ce fût logique, pourrait nuire à la démocratie. L’équilibre du monde ne tient non pas sur des échanges commerciaux comme le prétendent les néolibéraux, mais sur des prêts à taux variables, sans cesse menacés d’un recouvrement.

Il existe un seuil psychologique par-delà lequel une dette cesse d’avoir une emprise morale. Les syndics de faillite agissent comme une soupape qui empêche le mouvement de contestation sociale de s’étendre jusqu’à la dette. De plus en plus de voix s’élèvent pour annuler celles des pays en développement : ne savez-vous pas que vos REER, CELI et autres fonds de retraite dépendent en partie de ces placements garantis, parce que oui, les dictateurs payent aussi leur dette, condition sine qua non pour rester au pouvoir. « Un Lannister paye toujours ses dettes. »

Tout est interrelié dans le monde financier, sauf que le patriarcat n’est pas inclusif par essence; au contraire, c’est un système d’exclusion basé sur la concurrence et la lutte des classes. L’inclusion est purement mathématique, fiscale, projetée, fictive, rendue possible par le devoir moral de rembourser son dû. Pour éviter la catastrophe, on multiplie les scénarios catastrophes. Imaginez un monde privé des libertés individuelles, sans pouvoir d’achat. L’argent ne fait pas le bonheur, répète-t-on à satiété, sachant que le cerveau ne retient pas les négations.

Les civilisations qui ont su prendre soin des leurs furent anéanties par des conquérants, des militaires en mission dont la fin justifiait les moyens. Leurs victoires façonnent notre Histoire, les monuments élevés à leur gloire modélisent notre conception du passé. Avec le temps, leurs châteaux sont devenus des tours de bureaux, leurs armures des habits. Les murailles qui les protégeaient des petits paysans affamés ont muté en procédures. Dans Bullshit Jobs (Les liens qui libèrent), Graeber montre que la Bureaucratie (Actes Sud) a pour mission de créer et de maintenir le désespoir, une gigantesque machine conçue pour éliminer tout sentiment d’autres futurs possibles. « Tout système qui réduit le monde par des chiffres ne peut être maintenu que par les armes. Il fonctionne en transformant continuellement l’amour en dette », plaide-t-il.

David Graeber est mort prématurément en 2020 à l’âge de 59 ans. Il était anthropologue de formation et son œuvre montre comment le patriarcat en est venu à imposer une « religion de la raison » qui n’est ni raisonnable ni objective, et encore moins logique. Tout comme la honte a changé de camp avec le mouvement #MoiAussi, il faut se demander qui porte l’odieux de cette dette qui nous enchaîne à un navire en perdition. Les fins de mois si difficiles sont l’essence et le talon d’Achille de ce Goliath en cravate, il suffirait d’une fronde pour le mettre à genoux, un cri de ralliement : cette dette n’est pas la nôtre!

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