Lorsqu’elle publie Les origines du totalitarisme (Points) en 1951, le terme est nouveau. Au contraire de la dictature qui s’oppose à la démocratie, le totalitarisme cherche plutôt à la pervertir, d’où l’importance de le nommer et de le définir. De même, lorsque l’Inde acquiert son indépendance face à l’Empire britannique grâce à la désobéissance civile, l’emploi du terme impérialisme succède au mot colonialisme, la honte change de camp dans le langage populaire. Au cours des décennies suivantes, un vent d’indépendance soufflera sur les pays colonisés à la suite de ce « changement de culture », non pas des gouvernements, mais au sein même de leur population. Toute gouvernance repose sur l’opinion, explique-t-elle dans Du mensonge à la violence (Le Livre de Poche). C’est le discours populaire qui donne son pouvoir aux institutions d’un pays.

Les révolutions surviennent quand le peuple sent que l’autorité ne contrôle plus le message, nous dit Arendt. Des mouvements tels que #MeToo et Black Lives Matter ont su imposer un nouveau vocabulaire. Ce n’est pas l’injustice qui provoque le soulèvement (les mensonges politiques et les inégalités sociales bénéficiant d’une tolérance avérée en temps normal), mais les cafouillages du pouvoir face à un nouveau discours. « La trame des réalités parmi lesquelles nous vivons au quotidien est fragile », soutient l’autrice. Des mots comme néolibéralisme, patriarcat, racisme systémique ou encore culture du viol changent notre perspective historique et privent l’autorité de son meilleur atout : le respect des traditions.

Dans De la révolution (Folio), la philosophe s’intéresse à la place des émotions dans la sphère publique. Elle compare les révolutions américaine et française, qui ont eu lieu à six années d’intervalle pour des raisons similaires (le rejet de la monarchie). La première fut menée pour des questions de principe, les Américains ayant fui l’ancien régime; la seconde tira profit des émotions exacerbées du peuple et succomba à la barbarie. Pour Arendt, les émotions pures n’ont pas leur place dans la sphère publique, ni la haine, ni l’amour. Alors que les « pères fondateurs » s’efforçaient d’élever le débat en Amérique, Robespierre en France attisait la colère des manifestants et exprimait de la pitié envers les pauvres. Ses décisions ne tardèrent pas à contredire ses paroles une fois qu’il arriva au pouvoir. Bien qu’il fût probablement sincère au début du soulèvement, il sera mené à la guillotine après une ascension rapide.

Les qualités du cœur requièrent de l’obscurité, affirme Arendt, elles demandent à être protégées contre la publicité pour croître et demeurer ce qu’elles sont censées être : des ressorts intimes qui n’ont pas la vocation d’être affichés en public. Si profonde que puisse être une motivation, une fois extériorisée, elle devient objet de suspicion. Ce qui était droit en étant caché paraîtra tordu une fois affiché. Les émotions sont tissées à même nos conflits intérieurs et seule notre conscience arrive à les décoder selon sa propre logique. En d’autres termes, si les émotions sont à l’origine des révolutions, telles une matière première ou une source d’énergie brute, elles ne sauraient être une fin en soi. Pour porter fruit, elles doivent s’incarner à travers un principe dont la justification s’impose comme une évidence aux gens de bonne foi, par exemple l’inclusion sociale.

Le premier enseignement de la civilisation, nous dit Arendt, est celui de l’obéissance. Même si, au cours des dernières années, des mouvements de contestations ont fortement ébranlé l’autorité en Occident, qu’un nouveau vocabulaire s’est imposé dans le discours populaire et que le régime en place peine à défendre les valeurs qui l’ont porté au pouvoir (la croissance économique), nous sommes encore loin d’une révolution puisque la démocratie permet au peuple d’exprimer son insatisfaction par le processus électoral. Ce levier s’avère suffisant en général pour calmer les tensions sans provoquer un changement de culture. L’autorité est passéiste de nature, même celle qui s’est hissée au pouvoir en promettant des changements. L’impermanence des choses fait peur à la classe dirigeante.

L’ultime ingrédient de la révolution demeure la désobéissance civile — la plus dangereuse des contestations —, qui semblera contre-intuitive à bien des gens, car, précise l’autrice, la plupart d’entre nous entrent dans ce monde en étant heureux et heureuses des conditions qui les ont vus naître. La désobéissance civile survient quand seul le sacrifice permet de préserver notre santé mentale. Tous les régimes en arrivent à ce point de rupture où les traditions passéistes qu’ils défendent s’opposent aux nécessités du monde actuel. L’autorité commencera par traiter les contestataires de fanatiques puis, voyant que leur cause gagne les cœurs et les esprits, elle promettra des changements qui s’avéreront insuffisants. L’État montrera alors son vrai visage : un instrument d’oppression au service de la classe dominante. La tyrannie, nous dit Montesquieu, est la plus violente, mais aussi la plus fragile des formes de gouvernance.

On tolère le mensonge des politiciens parce que de tout l’arsenal de moyens dont ils disposent pour imposer leur volonté, c’est le plus inoffensif. L’espèce humaine a une relation conflictuelle avec la vérité. Faut-il que la vérité éclate si le sort du monde est en jeu? La violence physique ou institutionnelle s’instaure quand le pouvoir commence à se perdre. L’autorité peut se passer de justification, mais pas de légitimité. C’est à ce moment que la vérité devient une arme, affirme Arendt. Par définition, c’est un lieu commun, tant sur le plan philosophique que politique, un point de convergence. Bien que nous possédions la capacité de déformer un fait réel par la pensée et la parole, une fois que la vérité s’impose à nous, cette même faculté nous rend aptes à introduire de la nouveauté dans notre raisonnement, justifiant ainsi une prise de risque qui nous paraissait inconcevable.

Malgré les cris du cœur des nouvelles générations et l’impression grandissante que le mode de vie occidental relève du suicide collectif, l’air du temps n’est pas aux sacrifices. Il n’empêche qu’à la mort d’Hannah Arendt en 1975, la définition du terme impérialisme s’était déjà réactualisée pour s’appliquer à la politique étrangère des États-Unis au Vietnam. Il serait intéressant de savoir ce que l’une des plus influentes analystes du totalitarisme penserait aujourd’hui du néolibéralisme.

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