Alors que le monde change, que le ressenti des autres et le nôtre gagnent en importance, la philosophe Iliaria Gaspari nous offre deux essais qui font le tour de cette révolution des cœurs et des esprits. Dans Leçons de bonheur (PUF), elle revisite les préceptes antiques à l’origine de la pensée rationnelle si chère au patriarcat séculaire où le contrôle des passions allait de pair avec un certain mépris du sentimentalisme. Or depuis cinq ans, nous mesurons collectivement l’impact du refoulement émotionnel et l’importance de s’en libérer afin de bâtir une société plus inclusive, d’où l’intérêt de lire Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs (PUF). Gaspari y explore les « émotions fondamentales » indissociables de notre évolution. Étrangement, l’amour n’en fait pas partie, trop lié à des codes socioculturels, selon elle.

C’est à l’Écossais Thomas Brown (1778-1820) que nous devons le terme « émotion », signifiant mise en mouvement, que le médecin voulait distinguer des sentiments. L’émotion est une réaction spontanée, souvent mimétique, qui modifie le comportement. Les sentiments, quant à eux, sont passifs et n’entraînent aucune réaction physiologique. Ils sont le résultat d’émotions ayant été vécues et comprises. La notion de « actif » et « passif » joue un rôle clé dans nos prises de décisions.

Voyons d’abord la peur et ses deux piliers : l’angoisse et l’anxiété. La première exprime un danger lancinant et confus qui nous plonge dans la torpeur et l’inaction. L’anxiété en revanche réagit à une menace précise, c’est une dissension intérieure qui provoque un dilemme moral. Pour Kierkegaard, l’anxiété est la tentation d’une paralysie que nous sommes appelés à vaincre. Savoir les distinguer est primordial; face à la menace, adopter la bonne attitude (bouger ou non) est souvent une affaire d’intuition. Pour revenir à nos philosophes antiques, devant la peur, l’école stoïcienne est la plus appropriée : s’en tenir à son plan et n’en dévier que si des forces majeures nous y obligent.

Autre émotion contagieuse : la colère, dont les principaux déclencheurs sont la honte et la culpabilité. La première est publique et engendre une violence envers l’autre tandis que la seconde, intime, est tournée contre soi. La colère est un vecteur de changements; sensible à la notion de bien et de mal, elle est une réponse à l’injustice qui, elle seule, peut la justifier dans la psyché collective. Tant la honte que la culpabilité sont actives. La colère réduite à la passivité devient du ressentiment, la plus toxique des émotions et à l’origine de maintes violences gratuites. Il est bon de noter que les Grecs anciens vivaient dans une société de la honte tandis que nous vivons dans une société basée sur la culpabilité. Face à la colère, l’école sceptique s’impose: douter, comparer, peser le pour et le contre afin de choisir ses combats.

Passons à la convoitise, le désir de possession et ses deux facettes : l’envie (passive) et la jalousie (active). La psychanalyste Melanie Klein affirme que la convoitise est une pulsion indifférente à la notion de bien et de mal. Au contraire de la colère qui répond à l’injustice, la convoitise nous pousse à la commettre. Il est paradoxal que le capitalisme qui mise tant sur la convoitise prône aussi la démocratie si éprise de justice. La raison en est simple: la colère retournée contre soi devient un vecteur de la convoitise, un besoin à combler, à compenser. Se croire préservé.e de la convoitise est un signe de narcissisme qui coïncide généralement avec un abaissement de l’estime de soi dans les sociétés occidentales. Quant à la jalousie, elle nous rappelle que les sentiments demeurent fragiles et sujets à caution. Parménide et l’école éléatique estimaient à juste titre que nos sens sont souvent de mauvais juges, a fortiori dans une société où les tentations règnent en maître.

Le terme « nostalgie » nous vient d’un médecin alsacien, Johannes Hofer, qui, en 1688, voulait donner un nom au mal qui rongeait les soldats expatriés. Il définit alors la nostalgie comme étant une tristesse générée par l’ardent désir de retourner au pays, à ne pas confondre avec le mal du pays, plus passif (la dépression). La nostalgie impliquait une action, une volonté de retourner à… Un siècle plus tard, Jean-Jacques Rousseau rapporte dans son Dictionnaire de musique (Actes Sud) qu’on punissait les soldats qui entonnaient des « chants de vachers » rendant les troupes nostalgiques. Il faudra attendre Sigmund Freud pour que le « mal du pays » devienne le « mal du passé » et que la tristesse active que Hofer cherchait à nommer retombe dans les émotions passives. La psychanalyse a beaucoup contribué à augmenter le cynisme dans notre société : assumer nos défauts pour mieux les absoudre. La quête de liberté morale serait-elle un remède à la nostalgie et aux remords? C’est du moins le parti pris de l’école cynique.

Terminons ce survol par deux émotions salutaires, voire salvatrices, mais qui dissimulent une contrepartie maléfique. La première est l’empathie, qui signifie en latin « Souffrir ensemble » : c’est un dérivé de la tristesse. « L’amour-propre est si mince qu’il s’infiltre partout », ironisait Giacomo Leopardi. Les manipulateurs le savent trop bien. Idem pour la gratitude, l’ingrédient actif du bonheur. Si remercier la vie est le meilleur moyen d’en sentir les bienfaits, nos institutions ont su semer la confusion entre gratitude et dettes, se sentir redevable étant l’un des plus puissants moteurs de la psyché humaine. Il suffit de lire Dette : 5 000 ans d’Histoire de David Graeber (Les liens qui libèrent) pour s’en convaincre. Contrairement aux autres émotions, c’est sous leur forme passive que l’empathie et la gratitude s’avèrent bénéfiques : ne rien attendre en retour. Contre-intuitive en occident, elle est pourtant une valeur cardinale dans plusieurs philosophies orientales. Le salut de l’humanité se trouverait-il dans la mixité des cultures telle que le XXIe siècle semble nous l’annoncer?

À travers ces deux essais, Gaspari utilise sa propre vie pour expliquer les concepts philosophiques qu’elle expose, mélangeant anecdotes, réflexions personnelles et théories afin de mettre en lumière les forces actives et passives qui composent la nature humaine. Avec 8 milliards d’êtres humains sur la planète, des ressources limitées et des enjeux colossaux, c’est dans la modération telle qu’énoncée par Épicure que réside l’espoir de l’humanité. Or, cette force intérieure se trouve justement à la jonction du cœur et de l’esprit, plaide Gaspari.

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