Kim Doré, éditrice chez Poètes de brousse, présente un livre qui l'a particulièrement marquée récemment : Métissée d'Ouanessa Younsi, publié aux éditions Mémoire d'encrier.

Ces trous qui ont nos yeux*

Le formidable recueil Emprunter aux oiseaux m’a fait découvrir la voix d’Ouanessa Younsi en 2014 et depuis, j’attends chacune de ses parutions avec une impatience mal contenue. J’ignore dans quelle mesure sa pratique de psychiatre y contribue, mais je suis fascinée par la manière dont son écriture pulse toujours entre les bas-fonds et la rationalité, les zones d’ombre et le climat social, avec une aisance qui fait presque oublier tout le travail poétique pour laisser place aux émotions les plus denses comme si elles étaient fraîchement déterrées. Hybride, son œuvre l’est à plusieurs égards (voir Soigner, aimer, 2016), tout comme son identité, sujet central de Métissée.

C’est un je écartelé entre plusieurs choses que la poète investit dans cette soixantaine de poèmes divisés en deux parties distinctes. Il y a d’abord Souk Ahras (Algérie) et Montréal, les lignées paternelles et maternelles, la neige et les figuiers, une filiation rompue que l’enfance et la poésie réinventent magnifiquement, à la fois fleurs et racines de l’arbre identitaire : « Trous dans la terre, trous dans la page : il me fallait une vie, une seule. » Puis il y a des aïeules, presque toujours des femmes, fantomatiques et fantasmées, penchées sur une enfant qui joue à prendre la mer, ignorant « que des filles de [s]on âge jonchaient la Méditerranée comme des billots de plasma ». Toute la deuxième partie déploie ainsi une altérité autrement plus intime qui se joue des frontières et de la dualité (« Était-ce moi l’étrangère, était-ce eux ? »), on a l’impression d’assister à une délivrance hasardeuse et essentielle, le corps est perforé, rapiécé, découpé, débordé. Peu à peu, Ouanessa la grand-mère et Ouanessa la petite fille se « rapièce[ent], comme le cuir d’une colère, au fil du poème », tandis que le chaos d’où naissent les choses, ce brouillon « des origines et de l’avenir », se déverse dans les trous laissés par l’absence.

J’ai lu Métissée comme le récit d’une naissance par et contre la langue. Je l’ai aimé pour ses métaphores dures et sa puissante vulnérabilité, son efficacité à nommer la porosité des frontières, y compris celles qui nous séparent de nous-mêmes. Un livre de ceux que l’on porte longtemps en soi après les avoir terminés.

 

* Titre inspiré d’un passage du livre : « Je regardais le trou. Le trou avait mes yeux. »

Dirigées par Kim Doré et Jean-François Poupart, les éditions Poètes de brousse, créées en 2004, mettent à l’honneur la poésie québécoise contemporaine. Depuis 2009, elles font également place à l’essai grâce à la collection « Essai libre », qui se consacre à l’art, à la littérature, à l’histoire et à la société. Poètes de brousse a notamment publié la poésie de François Guerrette, Roseline Lambert, Laurence Veilleux, Véronique Cyr, Clara Brunet-Turcotte, Sophie Bienvenu, Jean-Paul Daoust, Simon Boulerice et Jean-Marc Desgent.

Photo de Kim Doré : © Arthur Poupart

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