C’est une histoire d’aventure et de dépassement physique, certes, mais surtout d’amitié et de rencontres avec un territoire encore méconnu et les humains qui le peuplent. 234 jours, c’est le récit d’une première : la traversée du Canada, sans moteur, de son point le plus éloigné au nord, dans les confins polaires, jusqu’à sa frontière la plus méridionale, sur les rives du lac Érié.

Un exploit réalisé dans des conditions extrêmes par deux jeunes Québécois, Nicolas Roulx et Guillaume Moreau, qui sont partis de la station météorologique d’Eureka, sur l’île d’Ellesmere, au Nunavut, pour atteindre, à la seule force de leurs bras et de leurs jambes, le parc national de la Pointe-Pelée, en Ontario, sept mois et bien des embûches plus tard.

Leur bilan a de quoi donner le tournis : 7 600 kilomètres parcourus, soit pratiquement le cinquième de la circonférence terrestre; 1 600 kilomètres franchis en ski, 2 000 km en canot et 4 000 km en vélo; 234 jours (de mars à novembre 2021) d’expédition à travers quatre saisons et des écosystèmes bien différents, de la banquise polaire aux prairies canadiennes, en passant par la forêt boréale et la toundra.

Le tout est rassemblé dans un ouvrage richement illustré de 448 pages, raconté à la première personne par Nicolas Roulx, qui, cloué au lit par une grave fracture à la jambe à peine deux mois après son retour, en a profité pour jeter sur papier l’incroyable aventure qui habitait encore son esprit.

« Ça m’a fait du bien de l’écrire. Ç’a permis de me le sortir du système. Tout cela m’habite encore, mais c’est à l’extérieur de moi maintenant, j’ai pu l’envoyer vers d’autres personnes », explique le volubile trentenaire depuis son appartement de Québec, où il est enseignant au secondaire en géographie et histoire.

Avec son complice Guillaume en appui, il s’est replongé dans ces journées à la fois périlleuses et incroyablement grisantes pour faire revivre à l’écrit une excursion qui n’avait rien de banal. « On a toujours eu l’intention de raconter notre histoire, mais on ne savait pas quelle forme ça allait prendre : des nouvelles, un format super court? Sans savoir où ça allait nous mener, on a tenu un journal de bord, très technique, avec la météo, nos observations, le kilométrage parcouru. Simplement avec ces informations, j’ai pu retourner dans ces journées, et me rappeler, avec plus de recul, comment je me sentais à ce moment. »

Des moments riches en émotions, le duo, qui a été accompagné à chaque étape par d’autres mordus d’aventure, en a vécu en abondance : les rencontres fortuites avec des ours polaires, le face-à-face avec un bœuf musqué récalcitrant, les prises de bec entre équipiers, la traversée de paysages lunaires du Nunavut ou les heures à pagayer dans des rivières qui n’avaient sans doute pas vu d’humains depuis des décennies.

Étrangement, ce n’est pas le froid extrême, l’épuisement ou l’assaut de milliers de moustiques qui ont été le plus difficile à vivre, selon Nicolas Roulx. « [Le plus dur], c’est gérer l’incertitude. Et le deuil d’avoir passé tant de mois et d’années à préparer quelque chose qui, au final, ne tient plus. Un projet comme ça demande autant de préparation que de flexibilité, car il y a tellement d’imprévus possibles en cours de route que ta préparation peut tomber à l’eau. Toujours devoir gérer des événements imprévus avec des ressources ultra-limitées dans un contexte d’isolement, c’est vraiment drainant psychologiquement. Tout le reste, si tu es capable d’avoir du fun dans la douleur, ça s’endure. »

En profondeur
234 jours se démarque des autres récits d’aventures par l’importance accordée aux relations entre les membres de l’équipe, à l’aspect psychologique du défi et à la richesse humaine du territoire traversé. C’était une volonté claire de son auteur dès le départ.

« Au début de la vingtaine, j’ai lu beaucoup de récits d’expédition, mais très vite, j’ai réalisé que ça manquait un peu de profondeur. Souvent, on restait en surface de l’exploit physique, on exagérait les conditions pour que le livre soit vendeur, on ne parlait pas de la relation des explorateurs au territoire et aux peuples autochtones », soutient Nicolas Roulx, qui s’est notamment frotté aux classiques de Mike Horn (Conquérant de l’impossible) et de Jon Krakauer (Into the Wild, Tragédie à l’Everest).

« On parle souvent des expéditions de la même manière avec un certain vocabulaire “à la conquête”, “à l’assaut”. Ça me dégoûtait et c’était le temps de faire quelque chose de rafraîchissant, raconte celui qui est titulaire d’une maîtrise en géographie humaine réalisée auprès d’une communauté inuit du Nunavut. Je sentais que j’allais avoir quelque chose à partager au-delà de l’exploit. […] J’ai voulu faire quelque chose de plus profond, notamment mettre l’accent sur nos relations avec les communautés qui habitent le territoire qu’on a traversé. »

En plus de ce livre, la paire ressort de son périple avec plusieurs enseignements précieux. Des leçons académiques d’abord, puisque l’expédition avait aussi un volet scientifique. Guillaume est titulaire d’un doctorat en sciences forestières et en a profité pour récolter des échantillons pour mesurer les effets des changements climatiques sur la forêt boréale. Les performances physiques en condition extrême des participants ont également été mesurées par l’équipe du Laboratoire des sciences de l’activité physique de l’Université Laval (LABSAP) et par des chercheurs de l’Université du Québec à Rimouski.

Mais, même si le duo possédait déjà une vaste expérience en expédition hors norme, cette traversée du Canada lui aura surtout permis d’en apprendre énormément sur lui-même. « J’ai l’impression d’être la même personne même si je sais qu’au fond, non, beaucoup de choses ont changé en moi. Même chose pour Guillaume. La routine ne change pas : j’aime encore la tarte au sucre et je fais mon épicerie comme tout le monde. Mais il y a une couche de profondeur qui s’ajoute », observe Nicolas, qui prépare déjà une expédition pour 2024.

« On a tellement vécu de choses déstabilisantes que je suis très difficile à déstabiliser. Je me sens très groundé et je me connais très bien. Rien d’autre ne peut te permettre de te connaître comme ça, physiquement et mentalement. Tu ne peux pas savoir comment tu réagis lorsque tu vois un ours polaire à 10 mètres de toi avant d’être dans ce contexte! »


Photo de Nicolas Roulx et Guillaume Moreau : © Zoé Charef/Alpine Mag
Les autres photos sont tirées de 234 jours de Nicolas Roulx et Guillaume Moreau (Cardinal)

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