On ne présente plus Joséphine Bacon. Ses apparitions en diverses occasions et par l’entremise de différents médias marquent ceux et celles qui l’entendent, ne serait-ce qu’une seule fois. Alors on se met vraiment à l’écouter, découvrant dans ses mots des éclats de lumière et des rires francs de sagesse infinie. Innue de Pessamit, elle raconte sa nation d’abord à travers ses rôles de réalisatrice, de traductrice, de parolière et d’enseignante. Puis elle entre en poésie, « par hasard », précise-t-elle, mais on sait ce qu’on dit à propos du hasard… Notons seulement que, parfois, les coïncidences ont des airs de rendez-vous.

Uiesh, Quelque part - Joséphine BaconQuelques recueils de poésie plus tard, dont le plus récent, Uiesh/Quelque part (Mémoire d’encrier, 2018), qui a remporté le Prix des libraires du Québec, Joséphine Bacon est désormais une incontournable lorsque l’on fait l’inventaire des grands poètes. Sa parole s’incarne, imprégnée de l’esprit des ancêtres, et puise à même les paysages de la toundra, un territoire qui l’habite où qu’elle se trouve. « Il me dicte les mots à écrire, c’est ma muse », avoue-t-elle humblement, se plaçant comme une passeuse qui a accès à un trésor inestimable. Ce qui fait que même si elle vit maintenant à Montréal, comme ce territoire est à l’intérieur d’elle, elle peut le consulter au besoin, en évoquer l’immensité et faire advenir la quiétude qui émane de son horizon. « Mon corps s’appuie/Sur une présence/Invisible/La ville où j’erre/Et l’espoir que tu m’accueilles/Puisque je suis/Toi » (Un thé dans la toundra/Nipishapui nete mushuat, 2013). Dans le territoire, il n’y a ni mesures ni cloisons; qu’un grand espace pour respirer et auquel appartenir.

C’est donc en cet emplacement qui est à la fois extérieur et intérieur que la poète tire sa confiance et sa force au milieu de ce qui voudrait nous presser. Pour contrer le rythme affolant de la vie en accéléré, pour mettre en sourdine le vacarme incessant d’une époque bavarde, elle n’a qu’à fermer les yeux. « Je survole le Nutshimit [en innu : l’intérieur des terres], je me vois marcher, je me vois pagayer sur une rivière, me faire un petit feu et boire une bonne tasse de thé Salada, dit-elle. Juste prendre le temps d’être là, d’être en harmonie finalement. » La vie grandiose à portée de main, une caresse accueillante, un havre, un élan vers ce qui est plus vaste que soi. « Je suis libre/Là où je te ressemble ». Une vérité qui se miroite.

Le temps serein
Tout juste revenue de Mingan au moment de l’entrevue, Joséphine Bacon a refait le plein d’images et de l’incommensurable. Elle a pu laisser courir les heures affranchies des contraintes et s’en remettre à l’instant. Alors quand nous lui avons demandé les dernières nouvelles de ses rêves, elle a repensé à cette récente visite, qui n’en était pas une au fond, car c’est à cet endroit qu’elle est chez elle. « Tous les jours, j’étais proche des arbres et je me sentais comme si je n’étais jamais partie, exprime-t-elle. Comme si j’étais à ma place. » Être en contact avec les éléments et ouverte aux quatre points cardinaux, c’est une manière pour elle de se ressourcer, mais également d’être au plus près d’elle-même. « Ma course s’arrête/Et honore le cœur lent ». C’est peut-être dans cette quête en suspension que la poésie est la plus pure.

Nin Auass, Moi l'enfant, Lydia Mestokosho-ParadisComme la poète l’explique dans Nin Auass/Moi l’enfant (2021), une anthologie de poèmes de la jeunesse innue du Québec que Joséphine Bacon et Laure Morali ont accompagnée dans l’écriture, « poésie » se dit en innu-aimun « Kashekau-aimun », ce qui se traduit en français par « parole de fierté. » Mais en réalité, le mot est un néologisme, il n’existe pas dans la langue des anciens et des anciennes. Il n’était pas essentiel de la nommer, puisque la part sensible contenue dans le poétique existe à même la nature, elle est intrinsèque à tout ce qui nous entoure. Quand il a fallu créer l’équivalent de « poésie » en innu-aimun, le sentiment de fierté s’est imposé. Contentement dans l’achèvement d’avoir dit, honneur d’avoir sondé au plus profond de nous-mêmes ce qui nous galvanise ou nous désole, courage d’avoir exprimé les battements avides du cœur. Et toujours célébrer la nécessité de l’espoir : « Je rêve d’éloigner le glas des miens/je sais que c’est dans l’impossible/que je trouverai le possible » (Nous sommes tous des sauvages, 2011).

En chemin
Cette même fierté d’avoir été magnifié par le poème est à l’instar de l’allure altière des femmes dont Joséphine Bacon redéfinit l’image. « La véritable beauté des femmes se trouve dans leur démarche, dans leurs pieds qui ne se fatiguent jamais, elles sont au-devant de quelque chose qui les attend et toujours elles avancent », assure-t-elle. Si parfois elles s’arrêtent, ce n’est pas qu’elles sont en train de renoncer, mais parce qu’elles ont atteint ce « quelque part » qui titre un des livres de la poète. Lieu des amitiés réciproques, de la connivence avec la nature, de l’amour précieux de soi et des autres, ou de toute autre chose significative faisant interrompre le cours de la marche, « quelque part » est un souhait, un désir, une joie, « une inspiration », dira celle qui ne connaît pas ou peu l’amertume. L’Histoire des Premières Nations comporte ses années noires, mais la poète écrit : « J’ai besoin du passé pour durer ». Il ne faut rien enfouir, ne rien oublier ou renier parce que c’est ce passé qui l’a faite jusqu’ici présente, vivante, entière.

Bâtons à message/ Tshissinuatshitakana | ArchambaultEt elle poursuit sa route, progressant pour faire entendre la voix des siens et des siennes que personne n’a pu faire taire. Ses mots sont un bien, un vœu qu’elle compte partager. « Quand une parole est offerte,/elle ne meurt jamais.//Ceux qui viendront/l’entendront » (Bâtons à message/ Tshissinuatshitakana, 2009). Ancrée dans une mémoire profonde, la poésie de Joséphine Bacon se souvient, mais elle invente aussi des passerelles pour l’avenir. Tel l’écho des tambours se réverbérant dans le Nutshimit, elle appelle au rêve et au voyage qui augurent les serments d’éternité.

Photo : © Mélanie Crête

Cette entrevue est tirée du carnet Je lis autochtone!

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