Rodney Saint-Éloi

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L’analyse des parutions de 2016 établit un constat sans équivoque : moins de 3 % des livres parus chez un éditeur québécois en 2016 provenaient d’un auteur issu des minorités culturelles, loin de la représentation réelle de ces dernières. De ce nombre, plusieurs étaient le fruit d’un éditeur (et aussi poète) passionné – et essentiel –, Rodney Saint-Éloi, qui chapeaute le travail des éditions Mémoire d’encrier. Nous avons échangé avec cet homme inspirant à propos de son approche qui fait côtoyer des voix de toutes les intonations.

Mémoire d’encrier est une maison d’édition essentielle au Québec par son approche qui permet de faire côtoyer une grande diversité de cultures. Expliquez-moi comment le projet est né et ce qui motive vos actions?
Je suis un être qui a traversé la mer. Je suis resté marqué par la mer et les multiples relations qu’elle commande. Je suis un être de relation, c’est par ces termes que je définis aussi mon métier d’éditeur. Une fois ici, au Québec, j’ai compris que j’étais un nègre et que la racialisation des rapports avait fait de moi un objet dit « minorité visible ». J’ai eu comme seule arme pour réagir à cette réduction de mes rêves, de mon territoire, la littérature. J’ai continué de la meilleure manière qui soit à exister en écrivant et en éditant. Car c’est par le symbolique et ces traces-là que l’on arrivera à repousser les fantômes et les démons. Mémoire d’encrier est à la fois une réponse personnelle et collective au racisme, à l’intolérance, et aussi un art du vivre-ensemble. Cette aventure, si elle est essentielle, c’est justement parce qu’elle me dépasse, en faisant appel à d’autres solidarités. Le projet est né du besoin d’exister pour ces centaines d’auteurs abandonnés à eux-mêmes, à leur fiction et utopie, et ces millions de gens dits immigrants à qui on interdit le salut, toute montée en humanité, les avilissant, les rejetant parce qu’ils sont noirs, arabes, métisses, indiens… Mémoire d’encrier met en place des principes fondés sur l’altérité et des valeurs de lien qui sont nécessaires à toute vision littéraire.

Comment voyez-vous votre rôle dans l’écosystème québécois?
Un peu ambigu. Je suis le magnifique nègre de cette littérature, je le reconnais. Je suis une exception. Bousculant un peu les traditions, j’élargis le territoire. Quand on disait « Terre Québec », la toundra n’en faisait pas vraiment partie. Le découpage du territoire était autocentré. J’ai mis en dialogue des cultures pour rassembler continents et imaginaires, en aménageant des passerelles. Le malheur qui nous guette tous aujourd’hui est d’oublier que nous sommes des humains. J’essaie de mettre l’accent sur cette humanité-là afin que la littérature ne soit pas exercice de style. Je tente d’élargir la conscience et le sens à donner à l’écriture. Nous sommes vertige. Nous sommes volcan. Nous sommes océan. C’est à l’intérieur de ce tumulte que nous existons.

Trouvez-vous qu’on entend suffisamment la voix des auteurs issus de la migrance ou des minorités culturelles?
L’espace littéraire reste coincé dans ses limites et exigences. C’est un espace complexe, qui se définit encore de manière ethnique. Aujourd’hui, la migration est considérée comme une non-valeur, les auteurs de la migration font face à cette minorisation de leur être et de leur imaginaire. D’où cette poétique de l’inimitié (Achille Mbembe) qui nous mène à repousser tout ce qui n’est pas nous-mêmes et à projeter l’autre, soit en ami, soit en ennemi. Ce n’est plus le temps du « Camarade des Amériques » d’un Gaston Miron ni du « Tango de Montréal » d’un Gérald Godin. La voix des auteurs issus de la diversité n’est pas intégrée dans une logique nationale. Elle est une voix hors champ. De temps à autre, on entend un nom, puis ça disparaît vite. Quelques éditeurs et auteurs tiennent la garde et se passent les clés de l’imaginaire. La surprise de la littérature québécoise demeure, à mon sens, les voix autochtones, comme celles de Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, Joséphine Bacon, Virginia Pésémapéo Bordeleau, Rita Mestokosho, Jean Sioui, ou encore les voix issues de la migration comme celles d’Alejandro Saravia, Sabina Rony, Yara El-Ghadban, Caroline Vu, Blaise Ndala, H. Nigel Thomas… Nous avons besoin de nouvelles narrations capables de porter les vertiges du monde.

Quand on regarde les parutions québécoises, on remarque qu’il y a peu de place pour les voix venues d’ailleurs. Comment expliquez-vous cela?
L’ignorance. Le racisme. Cela explique le manque d’intérêt pour les auteurs de la diversité. Je connais des dizaines d’écrivains de grande importance qui publient à compte d’auteur ou qui peinent à trouver des éditeurs ici. La littérature se définit malheureusement encore dans la parenthèse du Nous et les Autres. L’espace littéraire demeure ainsi un espace protégé. Ce qui témoigne d’une certaine peur de l’autre et de la difficulté d’établir la relation. C’est justement dans cette parenthèse que Mémoire d’encrier intervient pour poser quelques questions d’ordre symbolique. Quelles histoires doit-on se raconter? Quelles histoires sommes-nous en mesure d’entendre? Comment apprendre sur nous-mêmes si nous vivons entre enfermement et ressentiment? La littérature révèle la société, ses limites, ses solitudes, ses points de force et ses gangrènes. Pour avancer, il faut laisser de la place aux autres et à leur imaginaire, accepter les traversées et apprendre à redevenir meilleur, au contact de l’autre.

C’est dans ce sens que Mémoire d’encrier a inauguré le 10 novembre 2016 l’Espace de la diversité, un lieu de réflexion et de diffusion qui, par des activités, des rencontres et des ateliers, entend décloisonner les cultures, les communautés, les langues et les littératures en vue de participer à l’émergence d’une pensée de la diversité.

Quel regard jetez-vous sur le milieu de l’édition québécois? Est-il trop fermé sur lui-même?
Je suis en plein dans le milieu littéraire, qui est par ailleurs un milieu très dynamique. Je lis des auteurs qui me passionnent, ce sont des œuvres et des rencontres qui m’ont formé. Je pense notamment à Louise Dupré, Normand Baillargeon, Pierre Nepveu, Martine Delvaux, Jean-Paul Daoust, Suzanne Jacob, Paul Bélanger, Nathanaël, Gilles Bibeau, Catherine Mavrikakis, France Théoret, Hélène Dorion, François Guerrette… Là, je ne cite pas les classiques. J’aurais aimé être plus souvent étonné comme lecteur. J’aurais aimé voir plus de fluidité au sein de l’espace littéraire pour me déployer sans que ce soit un combat de tous les jours. C’est un milieu difficile et complexe, qui a ses propres codes qui m’échappent parfois. La littérature a pourtant besoin de fulgurances pour nous sauver du nombrilisme. J’aurais aimé que les lecteurs d’ici lisent davantage l’œuvre de Jean-Claude Charles, qui est un écrivain majeur, dont Mémoire d’encrier réédite l’œuvre. J’aurais souhaité que Joséphine Bacon soit reçue d’abord comme une auteure essentielle dont la contribution est immense, et qui dépasse son identité autochtone. J’aurais aimé que les prix littéraires reconnaissent ces écrivains-là. Ce qui n’est pas le cas.

Il y a justement cet enjeu de la reconnaissance, où l’on voit rarement triompher les voix venues d’ailleurs. Comment pourrait-on faire mieux pour représenter les nombreux visages du Québec?
Pour reconnaître les nouveaux visages du Québec, il faut simplement changer les modes de représentation. Quel regard pose-t-on sur une Marocaine au Québec? Que représente une Sénégalaise, une Haïtienne? Il nous faut changer ce regard. C’est notre responsabilité de donner sens aux êtres et aux choses. Il nous faut repenser notre rapport au monde, et mieux l’habiter. Il nous faut raconter autrement le Moyen-Orient, les Caraïbes, revisiter l’Amérique, rétablir l’histoire des Premiers Peuples, revoir les lieux de force de l’Afrique. Être au monde autrement, et non en touristes ou en spectateurs. Les auteurs sont engagés à changer la vie, selon le vieux rêve de Rimbaud. À Mémoire d’encrier, le vœu est de refonder les histoires afin de « participer à l’entreprise de l’espoir » (Mahmoud Darwich). 

Quels sont les thèmes phares de la littérature de la migrance?
Les traversées. Le racisme. La difficulté contemporaine d’exister dans la différence. L’identité réelle et fictive. L’altérité. La filiation. La cosmogonie. Les origines. L’étrangeté et le merveilleux. La corruption des imaginaires. Les nouvelles formes d’esclavage et d’aliénation établies par le capitalisme mondialisé. Aussi, le goût de vivre et d’aimer. La nostalgie. Les traditions. L’art de la joie. Ces littératures dépassent en réalité ces thématiques. Il faut souligner que ces auteurs ne s’inscrivent dans aucun particularisme. Dans une rue de Dakar, la romancière sénégalaise Ken Bugul dialogue avec la Québécoise Olivia Tapiero. Frankétienne et Victor-Lévy Beaulieu ne partagent-ils pas le flamboyant et absolu désir du monde? Les poètes de la Révolution tranquille, notamment Paul Chamberland, n’ont-ils pas choisi comme maître et guide le père de la négritude Aimé Césaire, le Nègre fondamental? Nous avons besoin de ces zones de fragilité et d’émergence où l’autre est capable d’entrer en nous. Ce qui me fascine dans ces littératures et ces voix, c’est leur dissidence. Nous avons besoin de révoltes pour pouvoir mieux voir le présent et le transformer.

Notre culture profite-t-elle suffisamment de l’enrichissement que pourraient apporter les minorités culturelles et les migrants?
Non. Notre culture, comme vous dites, n’est pas nôtre encore. Elle n’est pas encore capable de faire émerger ce nous, à partir duquel peut commencer le chant du monde. Nous avons besoin justement de ce nous pour être ensemble et pour avancer. Aujourd’hui les politiques, dans leur manque de vision, ont construit des prisons appelées sociétés. Nous devons douter de notre humanité. Partager cette angoisse, sinon l’impossibilité de vivre en dehors de l’histoire du monde. Car, c’est trop peu. Demain nous appelle… Nous avons besoin d’élégance, de langage et de poésie. Il nous faut ouvrir nos corps, nos pensées afin de vivre en humains, avec les autres.

Que pensez-vous du Québec d’aujourd’hui? Est-il une nation de tolérance, d’acceptation, d’ouverture?
C’est un Québec qui a besoin des autres. C’est un Québec dont la survie dépend des autres. Pourtant la peur grandit de plus en plus. Nous sommes en train d’ériger des barrières et des citadelles. Nous sommes dans le repli identitaire, dans une morbide contemplation de nous-mêmes et de nos frontières. Nous avons besoin de pensées nouvelles. De sens et d’intelligence du vivre-ensemble. Nous avons besoin de regarder plus haut, et d’ouvrir les bras pour accueillir. Nous avons perdu peut-être cet art de rapaillement, qui consiste à se serrer la ceinture pour rire ou pleurer ensemble, et pour inventer demain. Heureusement que les poètes existent encore. Heureusement que les pensées se manifestent toujours. Le pari : soyons debout ensemble pour être au rendez-vous de l’histoire.

Photo : © Pascal Dumont

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