Cela fait près de dix ans que les rayons des librairies n’avaient pas accueilli un nouveau livre de Ook Chung, auteur québécois né au Japon de parents coréens, qui avait par ailleurs remporté le Prix littéraire des collégiens en 2004 pour son recueil de nouvelles Contes butô (Boréal). Avec l’imposant roman La jeune fille de la paix qu’il publie cet automne chez VLB éditeur, l’écrivain, fidèle à ses thèmes de prédilection que sont l’identité et l’exil, écrit l’influence qu’a la grande Histoire sur la trame de vie de personnages qui auront à renaître de leurs cendres.

Sans le qualifier d’autobiographique, le roman de Ook Chung est très personnel, à commencer par la structure même qui fait se chevaucher plusieurs pays et plusieurs époques. Cette fresque à la linéarité éclatée est à l’image des identités plurielles de l’auteur qui avoue y avoir inscrit beaucoup de ses hantises et de ses obsessions. Son livre est constitué de plus d’un genre, qui va du récit onirique et du document historique au conte et à l’échange épistolaire, entremêlant une variété de formes que l’on peut encore là rapprocher des origines multiples de toute personne migrante, et même plus largement de tout individu, puisque tout le monde sera confronté un jour ou l’autre aux différents héritages qui cohabitent à l’intérieur de lui.

Par l’écriture, Ook Chung souhaite convoquer ses divers legs ancestraux et « rapailler » toutes les pièces qui le définissent. « J’écris sous l’emprise d’une nécessité », affirme l’écrivain qui dit écrire d’abord pour lui. Ce besoin de rameuter les parties distinctes de son essence est aussi vécu par le personnage de Jeong qui a le sentiment d’être écartelé entre ses origines et qui devra prouver, d’abord à lui-même, que ce sont elles qui le font exister à part entière. Au lieu de se voir comme un amalgame de morceaux fractionnés, il apprivoisera l’idée que ses différentes cultures l’enrichissent et créent des vases communicants qui sont autant de ponts entre les peuples.

Reconnaître ses torts
C’est par les mythes issus de ses pays d’origine que l’auteur a pu se réapproprier sa propre légende. Écrire à partir des histoires qu’il a récoltées lui permet de voir la lumière jaillir de la pluralité de ses souches. En résulte un roman-mosaïque où des mots affleurent des images, montrant des instants d’inimaginable cruauté comme l’annonce le titre du roman : La jeune fille de la paix fait référence à la statue du même nom installée entre autres devant l’ambassade du Japon à Séoul, en Corée du Sud, pour demander des excuses et comme symbole de mémoire pour celles qu’on appelait les « femmes de réconfort », des jeunes filles, coréennes notamment, kidnappées par l’armée impériale japonaise dans le but d’en faire des esclaves sexuelles lors de la Deuxième Guerre mondiale. Les scènes évoquant cet épisode de l’Histoire représentent parmi les passages les plus durs du livre, que l’auteur a voulu placer pour restituer la vérité. « Une semaine plus tard, une deuxième femme […] est à son tour exécutée sadiquement, pour l’exemple. Les soldats japonais la suspendent par les pieds à la branche d’un arbre, l’officier lui tranche les seins, et lui tire une balle dans le vagin… » Jusqu’à ce jour, le gouvernement japonais n’a jamais voulu reconnaître sa faute. Ook Chung insiste : « Je ne peux pas cacher cette partie de l’histoire du Japon. Ce genre de censure doit d’abord être levée pour ensuite passer à une autre étape. Je ne voulais pas passer un message politique, c’est juste qu’il faut savoir et voir les choses en face. Il y a un proverbe chinois qui dit “si tu ne veux pas qu’on en parle, il ne faut pas l’avoir fait”. » Cet adage vaut pour toutes les sortes de violations, que l’on rencontre par ailleurs chez tous les peuples. « Aucune race n’a le monopole de la barbarie », est-il écrit plus loin.

Le personnage de Kim Suna fait aussi le récit de la vie vécue dans un camp de travail de la Corée du Nord où elle est née. Son grand-père, accusé d’avoir volé des patates, a été envoyé au camp de Haengyong avec toute sa famille. Les enfants allaient à l’école, mais étaient constamment rabroués et méprisés. « Un jour [le professeur] avait battu si sauvagement une fillette qu’elle en mourut, la cervelle suintant de son crâne. Son crime? Elle avait ramassé et mangé des noisettes pour apaiser son ventre qui criait famine — vol de propriété de l’État. » Kim Suna réussira avec sa mère à s’enfuir du camp et elle passera dix années dans un temple de la Corée du Sud qui l’aidera à se réhabiliter.

Au lieu de se voir comme un amalgame de morceaux fractionnés, il apprivoisera l’idée que ses différentes cultures l’enrichissent et créent des vases communicants qui sont autant de ponts entre les peuples.

Les atrocités énoncées dans le livre permettent aux lecteurs de se rompre à l’exercice de la balance. « Il faut être dans le monde […] mais pas trop, juste assez », se dit Jeong en contemplant la statue d’un bodhisattva penseur. Regarder les yeux ouverts, mais en recherchant toujours ce point d’équilibre qui nous évite de pencher du côté de la moutonnerie ou de la hargne. « Il faut s’impliquer pour des enjeux importants, mais en même temps ne pas devenir une marionnette de la société de consommation et se laisser manipuler à droite et à gauche par tout ce dont on nous bombarde, explique l’écrivain. La meilleure façon est de garder une demi-distance entre l’action et le retrait. » La notion du vide pour atteindre la paix est également exprimée, ce qui contraste avec les sociétés occidentales où le plein, même souvent le trop-plein, est le plus souvent constaté. Il est intéressant de penser que l’alliage des deux mènerait à la quintessence, à acquérir le plein en faisant le vide.

Refuser le diktat
De ce foisonnement d’événements, de personnages et d’époques dont est composé La jeune fille de la paix, Ook Chung « voudrait que les lecteurs québécois qui liront [s]on livre prennent goût à la Corée et sachent qu’il n’y a pas seulement la Chine et le Japon en Asie ». Le livre contient d’ailleurs un lexique et un glossaire pour faire connaissance un peu plus avec le pays. Même s’il se défend bien d’avoir voulu écrire un livre politique, l’écrivain, en révélant plusieurs injustices, instille chez les lecteurs l’envie d’user de son esprit critique pour remettre en question l’ordonnancement des choses. Il citera entre autres Virginia Woolf pour parler de l’importance de se mettre à la place d’autrui et rappellera d’autres exemples de résistance. « Ce sont souvent les jeunes qui ont cette élasticité pour ne pas nécessairement accepter le ciment social dans le sens du statu quo, spécifie l’auteur. Ce vent de fraîcheur, quand on le perd, c’est là que commence le vieillissement. » Sans forcément l’avoir prémédité, Ook Chung fait ici œuvre utile en encourageant nos consciences à se tenir éveillées et en semant l’idée que les changements à hauteur d’homme peuvent entraîner des révolutions.

Photo : © Melany Bernier

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