En février dernier, Natalie Jean publiait chez Leméac Le goût des pensées sauvages, son cinquième livre. Ce recueil de neuf nouvelles nous convie à traquer l’extraordinaire qui se trouve sous la couche des évidences et vient confirmer le talent de cette auteure qui construit depuis une douzaine d’années une œuvre qui ne s’essouffle pas.

Une naïveté sincère émane souvent de vos personnages, une quête de vérité, un désir de s’en remettre à l’imparable magie des petites choses. Pour vous, l’écriture est-elle une permission de laisser libre cours à toutes ses envies?
Ce que l’écriture permet, c’est de magnifier sa vie, de remettre en question les choses les plus banales, de changer de points de vue à l’infini et de multiplier les moments de découvertes.

Il est vrai que j’ai tendance à créer des personnages qui observent le monde de près, ils ont un regard gourmand, à la fois aiguisé et dénué de préjugés. J’ai toujours trouvé intéressants — dans la vie comme dans les livres — ces moments où l’on comprend quelque chose pour la première fois. On croyait savoir, on pensait connaître, mais soudain, il y a transfiguration : la brume se sauve dans les coins, une lumière s’allume, projette son faisceau puissant et change le relief d’une chose archiconnue.

Cet état d’apprentissage et de révélations en continu est plutôt l’apanage de l’enfance, mais on peut l’appliquer à des personnages adultes : les bombarder de première fois, les placer devant une situation qui bouleverse leur réalité et mis en position d’improvisation, leur volonté se transforme en élan. Je trouve ça riche, d’un point de vue narratif.

J’aime beaucoup le philosophe Lucien Jerphagnon qui a consacré sa thèse de doctorat à la banalité. Il s’est penché sur les conséquences du fait qu’on voit les choses sans les regarder, qu’on les regarde sans les voir, qu’on ne s’étonne plus. Alors que tout devrait nous étonner, le simple fait qu’il y ait un monde est stupéfiant.

De ce côté-ci de l’Atlantique, l’anthropologue Serge Bouchard est de la même école quand il nous dit — depuis des années — : qu’« il y a toujours une autre façon de voir ».

Le fil continu de notre existence est semé d’événements déterminants, parfois grandioses, parfois microscopiques. Il faut rester attentif, des visions fulgurantes concernant le sens de la vie peuvent nous être révélées devant le Grand Canyon ou devant un comptoir de légumes.

La société nord-américaine — ou du moins, celle dans laquelle nous vivions avant la crise qui nous affecte en ce moment — nous prédispose à attendre un grand bonheur de la vie. Or, les grands bonheurs sont rares, et quand ils surviennent, ils ne durent pas. Il peut même arriver qu’on soit incapable d’en profiter pendant qu’ils passent tant ils sont effervescents, tant ils nous dépassent. Les petits bonheurs, eux, sont nombreux, on peut les cultiver, les collectionner, les enfiler comme des perles. Ils sont précieux.

Mes histoires sont des collages de provenances diverses. Je me sers de ma vie, la vraie, celle que j’aurais pu vivre, celle que j’aimerais vivre.

Derrière l’humour et les moments de grâce disséminés à travers vos nouvelles, on perçoit une certaine gravité qui sourd, comme une ombre latente qui vient peut-être dire que somme toute, nous sommes seuls face au monde. Est-ce correct de le dire ainsi?
En ce moment, j’aimerais pouvoir dire que nous, les humains de cette planète, sommes ensemble face au monde; mais je ne sais pas, j’ai hâte de voir. Et seuls face à nous-mêmes nous le sommes plus que jamais. Chacun apprivoise son « fort intérieur » comme il le peut, c’est une solitude qui se transforme : parfois marasme, parfois résonance lumineuse.

Dans mes histoires, j’ai remarqué que j’avais, comme quand je dessine, un souci d’équilibre entre l’ombre et la lumière. J’enterre un destin, cinq pages plus loin, c’est le printemps, il pousse des fleurs dessus. Je suis biophile, la complexité du monde vivant me fascine : coloré, contrasté, multiforme, grave, dur, impitoyable, inéluctable, organisé, vivace… Mon travail consiste à transcrire cette fascination, de manière à pouvoir la partager.

Quête amoureuse, recherche d’instants «vrais», incompréhension de ce qui l’entoure, impression d’être décalée par rapport à la réalité, etc. Les thèmes de vos nouvelles naissent-ils de vos obsessions?
Ma véritable obsession est d’imiter la vie de façon réaliste, les thèmes me sont soufflés par l’époque, et mon matériau de base est l’amour.

Mes histoires sont des collages de provenances diverses. Je me sers de ma vie, la vraie, celle que j’aurais pu vivre, celle que j’aimerais vivre. Je me sers de celles des autres : on me parle, j’écoute. L’expression « déréalité », par exemple, m’a été donnée par une amie au moment où je cherchais un mot pour décrire l’éco-confusion de mon personnage. Je collectionne les instants vibrants, je mise à fond sur les sensations, et puis j’invente, je trafique, j’extrapole, je fais apparaître des coïncidences merveilleuses… Romancer, ce jeu-là, je l’adore.

La pandémie nous plonge dans un monde paranormal et nous pousse à nous remettre en question.

Comment savez-vous qu’une histoire est une nouvelle plutôt qu’un roman et vice versa?
Au début, c’est toujours une histoire courte, c’est vif, fugace, on a l’impression d’avoir réussi à attraper un petit bout de vie, maintenant il faut le transformer en langage sans l’abîmer. Je fréquente mes textes, je les regroupe en corpus, certains prennent de l’ampleur, deviennent des nouvelles. Parfois, je me rends compte que pour que ça fonctionne, on doit mieux connaître le personnage, vivre longtemps avec lui. En fait, je tombe en amour avec mon personnage, je suis prête à passer des mois avec lui, des années. Alors je me dis que cette histoire-là est un roman.

Vous écrivez : «On est dans le noir, à jamais, semble-t-il, mais l’interrupteur est là, à portée de main.» Êtes-vous une éternelle optimiste ou créez-vous des personnages qui le sont pour vous en convaincre?
Je ne suis pas une éternelle optimiste dans le sens où vous l’entendez, mais je crois beaucoup aux vertus de l’espoir. Depuis plusieurs années, devant la pression de la réalité, je considère que nous n’avons pas le luxe d’être pessimistes, que sans une petite dose d’espérance nous allons baisser les bras, et il ne faut pas.

L’interrupteur, c’est cette capacité à changer de point de vue sur les choses, lorsqu’il est impossible de changer les choses. C’est aussi la possibilité d’une métamorphose, changer d’angle et laisser agir le temps, cet allié de toujours. L’idée complète est la suivante et je la trouve à propos : « On est dans le noir, à jamais, semble-t-il, mais l’interrupteur est là, à portée de main. On tâtonne. Il faut tâtonner. Gare à toi, obscure solitude, tu ne sais pas à qui tu as affaire, je vais te râper jusqu’à la lumière. »

La pandémie nous plonge dans un monde paranormal et nous pousse à nous remettre en question. Pour une fois, nous sommes tous dans le même bateau sur une mer houleuse, chérissant notre liberté d’antan, nostalgiques des caresses amicales que nous prenions pour des gestes ordinaires, nous en sortirons, je l’espère, plus conscients de la fragilité de la vie.

Crédit photo : © Caroline Jean

Publicité