Karine Geoffrion, arrivée sur la scène littéraire en 2015 avec Éloi et la mer, propose dans La valse de sonder la noirceur provoquée par le doute, celui qui s’immisce et déstabilise. Le point de bascule du roman a lieu lorsque la protagoniste apprend que sa sœur se sépare, en raison d’un adultère. Dès lors, une faille se crée en elle — qui fait pourtant tout pour que sa vie soit parfaite —, et le chatouillement de l’incertitude devient difficile à ignorer. Avec ce court roman que le lecteur lira d’un trait, Karine Geoffrion offre un portrait tout en finesse d’une femme — carriériste, superficielle, tyrannique parfois, mais humaine malgré tout — qui ne veut surtout pas se frotter à l’orage.

Votre roman parle de relations de couple, de l’abîme qui peut s’y glisser alors que la vie continue comme si de rien n’était. Comment aborde-t-on un thème maintes fois utilisé tel que celui de la relation conjugale? Que souhaitiez-vous y apporter qui n’avait pas été dit jusqu’alors?
Au départ, ma réflexion était personnelle. Comment un idéal, peu importe la forme qu’il prend, peut-il nous empêcher, au sein d’une relation dysfonctionnelle, de faire certains choix, nous condamner à l’immobilisme, s’avérer être une prison? Rapidement, j’ai eu envie de parler du fossé qui peut exister entre l’aspect privé d’une relation de couple, ou ce qui se passe réellement derrière les volets, et l’aspect public, ce que l’on se force à projeter aux autres, sur les réseaux sociaux par exemple, particulièrement dans une société obnubilée par l’image.

Vous avez choisi de doter votre narratrice d’une forte personnalité superficielle. « J’ai travaillé si fort pour atteindre les sommets, le niveau de vie que je souhaitais, mon rêve : posséder tout, l’argent, la maison de rêve à Outremont, les voitures luxueuses, les enfants brillants fréquentant les meilleurs collèges privés, les voyages partout dans le monde », dit-elle dans le roman. En façonnant sa vie pour qu’elle brille dans le regard des autres, elle finit même par s’en convaincre. Pourtant, on se laisse totalement emporter par l’histoire et les doutes de cette femme. Pourquoi avoir choisi d’aller à contre-courant de ce qui se fait habituellement et d’ainsi créer Isabelle, une détestable et pourtant attachante femme d’affaires égocentrique?
J’aime construire des personnages réalistes, peu importe leur humanité parfois dérangeante. Nous avons tous une part de noirceur, de laideur, de vulnérabilité ou de désirs inavouables et c’est ce qui m’intéresse lorsque je crée des personnages. J’aime aborder ces moments charnières de la vie où rien ne va plus, où la vie telle qu’on la connaît vacille. Lorsqu’une faille s’installe. Mon premier roman, Éloi et la mer, allait d’ailleurs dans le même sens. Certaines personnes, face à l’adversité, prennent leur vie en main. D’autres, non. Pour différentes raisons. Le non-choix me fascine. En même temps, alors qu’Isabelle est centrée sur elle-même et qu’elle carbure à la performance, elle demeure humaine. Derrière les apparences, sa souffrance est réelle et elle n’ose se confier de peur de briser son image de perfection. Cette barrière qu’elle crée entre ses deux moi me touche spécialement.

Ce vide, qui trouve refuge au cœur d’Isabelle mais qu’elle n’admettra jamais, a-t-il été dépeint dans votre roman avec le désir d’éveiller les gens à l’essentiel, qui, comme le sait tout lecteur de Saint-Exupéry, est invisible pour les yeux?
Bien que ce n’était pas mon intention première, il y a effectivement une part de cela dans La valse. Le malaise que l’on peut ressentir face au personnage d’Isabelle qui, rongée par la solitude, tente à tout prix de conserver ses acquis et continue de feindre malgré tout, apporte cette dimension au roman : une façon de célébrer l’authenticité, de susciter un dialogue sur l’être et le paraître.

Votre procédé narratif utilise l’insertion de passages à travers le texte. L’histoire d’une femme qui entretient une relation avec un homme marié. Ce procédé permet de maintenir la curiosité du lecteur tout au long du roman, jusqu’au dévoilement de l’identité de cette autre voix qui nous est donnée à lire. Est-ce que dès le début de l’écriture, vous aviez cette idée de structurer ainsi votre histoire?
Oui, même si les passages insérés étaient moins nombreux au départ. J’avais envie de faire cohabiter ces deux voix pour montrer le décalage qui les sépare. L’une, froide et étudiée; l’autre, émotive et passionnée.

Pourquoi avoir choisi La valse comme titre?
Le titre s’est imposé au moment où j’écrivais la scène de la danse, qui se déroule durant la fête grandiose qu’organise Isabelle pour son dixième anniversaire de mariage. Alors que le couple est entouré d’une centaine de convives qui analysent leurs moindres faits et gestes, je n’ai pu m’empêcher d’imaginer une scène de bal à la cour du XVIIIe siècle, où toute la haute société serait en train de s’épier. De plus, la valse est une danse qui, même si le mouvement paraît fluide, exige des pas précis et calculés, ce qui représente bien le contrôle qu’exerce Isabelle sur sa vie.

Votre écriture en est une très rythmée. Une écriture précise et efficace, qui va droit au but. Élégante mais sans fioritures. La travaillez-vous beaucoup en ce sens?
Oui, cela peut s’expliquer par mon désir d’écrire des histoires près du réel, donc sans fard ni embellissement. Une forme de résonance entre le fond et la forme. Mon perfectionnisme doit jouer aussi. Chacun de mes livres est au départ beaucoup plus volumineux que la version achevée. J’ai tendance à couper énormément. Il faut parfois que je me parle!

Pour vous, qu’est-ce que le fait d’écrire apporte de merveilleux et qu’apporte-t-il comme défis?
Écrire était mon rêve de jeunesse que j’ai réalisé. Après, j’aime pouvoir exprimer ma sensibilité face au monde, canaliser mes doutes et angoisses, les faire vivre à travers des personnages. Parfois, au creux d’une ligne, j’y trouve même des réponses. La conciliation écriture-famille peut s’avérer un défi puisque mon débit d’écriture est rythmé par le quotidien avec mes garçons. L’inspiration doit souvent attendre.

Photo : © Louis Geoffrion

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