Julie Dugal : Fille de bois, fille de lettres

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Julie Dugal : Fille de bois, fille de lettres

À la lecture de Nos forêts intérieures, nul ne croirait que Julie Dugal en est à son premier roman tellement la narration et la structure sont maîtrisées. Sa protagoniste, Nathalie, a grandi au cœur d'une grande forêt, là où les poupées jouent dans la boue, là où les Laurentide se boivent autour des feux même les soirs de semaine. Une forêt où les enfants croient dur comme fer à cette sorcière qui vit dans la cabane reculée ainsi qu'à la légende des oiseaux-fantômes qui hurlent la nuit. Devenue mère, habitant en ville, Nathalie ressent tout à coup ce vide immense, comme un appel de la nature qui vient éveiller ce besoin de retour aux sources. Le lecteur l'accompagnera ainsi dans ses souvenirs – teintés certes du regard de l'enfant et de l'époque qu'est celle des années 70 –, mais aussi dans cette épreuve qu'est celle de briser ses chaînes pour retourner à l'état sauvage. Voilà donc un roman fabuleux et une auteure de grand talent à découvrir.

Les thèmes du roman semblent tenir dans ce paragraphe : « J’ai toute une forêt qui pousse en moi, mais chaque jour, on essaie de me la couper. Le monde des adultes n’est pas fait pour les grandes forêts sauvages avec leurs branches cassées et leurs arbres morts. À l’école, au travail, dans les soirées entre amis et les réunions de parents, il faut toujours être un beau terrain de banlieue qui se contente du train-train monotone ». On parle de la forêt – du passé, de ses racines , de l’enfance perdue, de la difficile vie de conciliations que vivent les adultes. Au final, à l’instar de votre héroïne, croyez-vous qu’on peut « planter en ville la forêt qui nous habite »?
De nos jours, on parle beaucoup de conciliation travail-famille. De l’importance d’accorder du « temps de qualité » à son couple, à ses enfants, sans remettre en question le modèle de base. Au tout début du livre, Nathalie s’interroge :

Est-ce que je respecte mes obligations de mère en remplissant leurs étés de camps de cuisine et de piano, leurs fins de semaine de natation et de taekwondo, alors que loin d’ici, derrière des murs de conifères et des champs de bleuets, on pourrait être libres?

 Elle aimerait léguer à ses enfants la liberté qu’elle a connue sans tablette ni écran, à jouer dehors toute la journée. Offrir autre chose que des journées ordonnées, mais dans la course effrénée du quotidien – courir entre le travail et les enfants, le couple et la maison –, elle peine à s’extirper de cet engrenage, car la pression sociale encourage le culte de la performance. On peut planter en ville la forêt qui nous habite, et montrer à nos enfants comment garder leur forêt en vie, mais je crois que cela passe par un certain refus des conventions. C’est le cheminement de Nathalie : accepter de refuser les conventions, pour laisser sa forêt respirer.

Le cheminement de Nathalie pour retrouver le chemin de sa forêt intérieure est-il le vôtre, romancé?
J’ai grandi entourée de forêts et de lacs, à une période où tout semblait possible. Partir de la ville, défricher et construire sa maison au milieu de nulle part. C’est ce que mes parents ont fait, avec mes oncles et mes tantes. C’était les années 70. La mode était aux cocktails de crème de menthe et tout le monde buvait de la Laurentide. J’ai voulu dépeindre cette époque. Je jouais avec mes cousins. Ce grand territoire était notre terrain de jeu, avec ses trails de bois à parcourir en bicycle et ses champs de bleuets à l’infini. En vieillissant j’ai réalisé la grande liberté que tout cela représentait. J’ai senti le besoin de renouer avec la nature. Ce sentiment était si fort que je devais l’écrire. Je suis partie de mon enfance et est née l’histoire de Nathalie.

Bien qu’il s’agisse de votre premier roman, quel est votre parcours dans le domaine de l’écriture?
Avant ce roman, j’ai publié beaucoup de nouvelles littéraires (revues Moebius, XYZ, la revue de la nouvelle, Zinc, etc.). Les revues littéraires, de véritables laboratoires de création, se sont avérées très formatrices dans mon parcours. J’ai également fait une incursion en littérature jeunesse, remportant le concours littéraire de la revue Lurelu à deux reprises, et dont les textes sont par la suite parus sous forme d’albums jeunesse dans la collection « Bourgeon » chez Marchand de feuilles.

Quant au roman, son point de départ est un texte que j’ai publié il y a plusieurs années dans la revue Zinc. J’ai élaboré mon projet d’écriture autour de cette nouvelle, et celui-ci a été sélectionné au programme de parrainage de l’UNEQ. J’ai eu la chance d’être parrainée par Laure Morali, avec qui j’ai réussi à pondre un premier jet, avant de l’approfondir sur plusieurs années pour en faire un roman fort le plus abouti possible.

Votre récit comporte de nombreux allers-retours dans le temps. Le choix d’écrire ce récit de façon non chronologique s’est-il imposé dès les débuts? Le tout aurait pu être très périlleux, nuire à la compréhension ou mener à la perte du lecteur. Mais bien au contraire, le tout est vivement réussi, et donne justement toute sa force à l’histoire, la soutenant sur plusieurs aspects. Pourquoi avoir fait ce choix?
La toile de fond de l’écriture est la forêt Rouge, le récit de l’enfance au lac sans nom, les bleuets, la crème de menthe et l’idée de malédiction. Tout est parti de là mais en forgeant le personnage de Nathalie, des éléments plus contemporains liés à la maternité et la vie de famille se sont imposés. C’est en dépeignant sa vie adulte que j’ai compris l’importance de son retour aux sources. Les allers-retours dans le temps renforcent son cheminement et permettent au lecteur de vivre l’intériorité de Nathalie.

La narration est menée par Nathalie, décrivant son quotidien, ses souvenirs, etc. Cependant, lorsqu’elle parle de Karine, sa cousine, sa meilleure amie, sa « jumelle » tellement elles ont été inséparables, Nathalie lui parle au « tu », comme si tout le récit lui était adressé. Pourquoi ce choix?
J’aime beaucoup la narration au « tu » car elle procure un sentiment de vérité exacerbé. Le « tu » était parfait pour mettre en scène une amitié fusionnelle, ces amitiés d’enfance qui se dissipent à l’âge adulte. Le « tu » permettait aussi le ton de la déception. Comme une accusation devant le constat d’éloignement entre deux êtres.

« Une graine a germé dans mon esprit quand j’étais petite. Un imaginaire plus grand que ce que la raison peut contenir. Un endroit pour fuir et rester libre. J’ai contaminé mes filles dans mon ventre. Mon univers fantastique s’est propagé à toute vitesse dans le cordon qui nous unissait, les préparant à affronter les créatures du monde extérieur ». Sans que ce ne soit pourtant central, on comprend que votre roman est une histoire de filiation, une exploration de ce qu’une mère peut léguer à ses enfants. Pourquoi Nathalie a-t-elle attendu si longuement avant de partager à ses deux filles son univers?
Au tout début du roman, Nathalie parle de rewilding, de son besoin de retourner à l’état sauvage. Un peu comme les japonais avec le shinrin yoku, qui se traduit par « bain de forêt », cette idée que la nature peut guérir. En occident on est très déconnectés de cela. On a tendance à prioriser bien des choses dans notre quotidien avant le bain de forêt. Nathalie doit vivre un cheminement avant de comprendre combien son expérience est importante et transmissible.

La littérature, pour vous, est-elle un territoire, au même titre que la forêt pour Nathalie, afin de vous sentir en toute liberté, près de vos racines et de votre authenticité?
Oui. L’art transporte ailleurs. C’est un vecteur de liberté. Écrire est un geste naturel et viscéral, je ne peux pas écrire sans être moi-même. Un peu comme le contact avec la nature, écrire me ramène à l’essentiel.

Photo : © Isabelle Lafontaine

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