Les destins d’une quarantaine d’individus s’entrechoquent dans cette formidable course à relais qu’est Le monde se repliera sur toi, nouveau livre de Jean-Simon DesRochers. Passant d’un personnage à l’autre au gré de leurs rencontres fortuites, on part de Montréal pour atterrir à Vancouver, Paris, Zhengzhou ou Rio de Janeiro, avant de revenir là où tout avait commencé. Comme si un fil invisible reliait tous ces êtres qui, en apparence, n’ont rien en commun.

Le monde se repliera sur toi orbite autour d’un noyau central, une cellule familiale en pleine désintégration formée de Noémie et sa fille adolescente Clio. Autour d’elles, une riche galerie de personnages qu’on suit pendant quelques pages avant qu’ils ne passent le témoin : une tenancière de bar parisienne qui cherche l’amour, une jeune femme aux idées suicidaires, un hockeyeur finlandais en exil loin de chez lui ou un guide touristique dans les ruines de Tchernobyl.

Ils se nomment Zoé, Feng, Juho ou Fernanda et vivent dans un univers angoissé sur lequel plane la menace d’un mystérieux mouvement terroriste entièrement féminin nommé Beth, version sur les stéroïdes du mouvement Extinction Rebellion.

Beaucoup de solitude, de petites trahisons, de désirs inassouvis et d’anxiété : fidèle à ses habitudes, Jean-Simon DesRochers jette un regard sombre sur le monde actuel, même s’il se défend de verser dans le cynisme. « Je dirais plutôt que je jette un éclairage cru sur mes personnages, sans ombre. Mais c’est un regard qui ne juge pas. Qui ne masque pas non plus. C’est un équilibre. Chaque chose a son revers », explique l’auteur, rencontré dans son lumineux bureau de l’Université de Montréal, où il enseigne la création littéraire.

Le monde se repliera sur toi est né de façon presque anodine en 2018, alors que le romancier flânait dans un parc près de chez lui, à Chambly. Soudain, un flash : imaginer un procédé narratif qui le ferait basculer d’un personnage à l’autre par un effet papillon pour créer une chaîne humaine qui ferait le tour de la planète. « Ce n’est pas un dispositif narratif si nouveau. Le film Babel d’Alejandro González Iñárritu faisait la même chose, tout comme le début du Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Mais j’ai eu envie de me l’approprier d’une façon telle qu’il me permette de faire trois fois le tour du monde avant de revenir au point de départ », précise celui qui est aussi poète et scénariste.

Ce rêve d’ubiquité planétaire a toutefois volé en éclats lorsque la pandémie de COVID-19 a éclaté et confiné à domicile la presque totalité du globe. « Soudainement le monde dans lequel le roman se déroulait, où les personnages pouvaient voyager, avait cessé d’exister. Je me suis demandé si mon histoire était devenue obsolète. C’est le problème lorsqu’on travaille avec le réel, il peut nous faire une jambette à tout moment », blague l’auteur, qui a dû travailler sur de multiples versions de l’ouvrage.

Le lien qui relie les personnages au cours du récit, lui, n’a pas changé au fil des différentes réécritures, bien au contraire. « Les lecteurs trouveront peut-être autre chose, mais, pour moi, c’est vraiment le déni qui les unit, soutient l’auteur de Demain sera sans rêves et L’année noire. À peu près tous les personnages vivent un moment de déni. C’est un phénomène banal quand on y réfléchit. On vit tous dans le déni, sur notre mort ou sur la crise climatique. Autrement, la vie serait insupportable. Le roman n’est pas un jugement sur le déni, mais plutôt une façon de voir comment il peut parfois devenir nécessaire et, à d’autres moments, toxique. »

Écrire comme façon d’exister
Jean-Simon DesRochers est un habitué du roman choral aux personnages multiples. Son premier roman, La canicule des pauvres, en comptait vingt-six principaux, son second, Le sablier des solitudes, treize. Si son précédent ouvrage, Les limbes, se concentrait sur le destin d’un seul protagoniste, il revient avec Le monde se refermera sur toi à un univers polyphonique.

L’écrivain dans la mi-quarantaine s’est souvent demandé pourquoi il avait besoin de décupler à ce point les intrigues. Il a obtenu une amorce de réponse récemment lorsqu’on l’a diagnostiqué comme appartenant au spectre de l’autisme. Cette révélation, dont il parle ouvertement et sans détour, est venue expliquer des comportements, des méthodes de travail, mais surtout une vision du monde particulière.

« Ma façon de fonctionner du point de vue cognitif fait en sorte que je me suis rattaché à l’écriture pour créer du sens avec tout ce qui se passe constamment et de façon incessante dans mon esprit », dit-il d’une voix douce et posée. Selon lui, sa neuroatypie est aussi à la source de certaines de ses plus grandes qualités d’auteur, comme la rigueur de ses recherches ou sa grande productivité.

« Pour moi, écrire, ce n’est pas que faire défiler des lignes à l’écran, c’est tout ce qui précède l’acte d’écriture. Mon travail de recherche est sept fois plus volumineux que ce qui se retrouve dans le livre finalement. C’est ce que j’adore faire. Parce que ça me permet de rester chez moi très longtemps seul », illustre l’écrivain avant de s’esclaffer.

Il peut par exemple consacrer de longues semaines de recherche pour bien camper un personnage, en s’informant au maximum de l’environnement culturel, social et politique dans lequel il évolue. Le monde se repliera sur toi lui a ainsi donné l’occasion de déposer virtuellement sa valise en Inde, en Arabie saoudite, en Nouvelle-Zélande ou en Ukraine.

« Un des traits caractéristiques de l’autisme, c’est de développer des habilités et des intérêts spécifiques extrêmement poussés et de s’y consacrer, souligne Jean-Simon DesRochers. Quand j’écris, je peux le faire pendant 4 heures non-stop. J’en oublie d’aller aux toilettes ou de me lever pour m’étirer. Je suis totalement absorbé par la chose et j’y suis extrêmement bien. Pour moi, c’est une façon d’être au monde. »

Cette façon d’être, il l’accepte pleinement désormais.

« Je me suis longtemps fait violence pour essayer de concorder à un modèle neurotypique. J’ai eu plusieurs moments très durs dans la vingtaine. Alors que j’étais cet enfant brillant à qui tout réussissait, adulte, la santé mentale a pris le camp. […] Mais j’ai eu le privilège de pouvoir faire de ma condition un atout. Je n’avais pas le choix, sinon c’est le suicide qui m’attendait. Écrire est devenu pour moi une façon de donner du sens à tout ce qui se passe en moi. »

Photo : © François Couture

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