Elsa Pépin, voilà un nom familier pour les habitués des Libraires, une plume qui, mine de rien, influence nos choix de lectures au rayon de la littérature étrangère depuis des années. Chroniqueuse entre ces pages que vous feuilletez présentement, jadis journaliste à Voir, à présent éditrice pour la collection « Quai n° 5 » chez XYZ, la femme de lettres signe ici son second roman aux éditions Alto. Le fil du vivant, c’en est le titre, est une dystopie psychédélique et empreinte de tendresse tout à la fois.

Les rôles s’inversent, le temps d’une entrevue téléphonique. Habituée à interroger ses collègues, à mettre les autres en valeur et à évacuer les phrases écrites à la première personne du singulier, la talentueuse Elsa Pépin passe de l’autre côté du miroir avec grâce, une forme de retenue. Une excitation contenue, certes, mais propre à tous ceux et celles qui travaillent des années durant sur un projet qui s’apprête finalement à voir la lumière. « Le manuscrit commence à circuler, dit-elle d’emblée, et je t’avoue que ça me fait tout drôle! »

L’histoire qu’elle propose avec ce livre longuement mijoté, ancrée dans un futur proche et tout sauf radieux, est celle d’une famille, d’une mère, d’un père et de leurs deux enfants qui voient leur vie bouleversée par une catastrophe environnementale. Le fil du vivant a pour décor un Montréal inondé aux airs d’Atlantide, une métropole plongée dans un déluge sans précédent, mais pas moins réaliste aux yeux des plus pessimistes, des plus inquiets en proie à des épisodes d’écoanxiété. Pourquoi donner la vie quand, dans les faits, la vie s’arrache elle-même à la terre à grands coups d’averses sempiternelles qui détruisent tout sur leur passage? Pourquoi mettre des enfants au monde quand la fin est proche? Voilà quelques-unes des questions soulevées par ce récit prenant, réellement enlevant, d’ailleurs. « J’ai commencé à écrire ce livre en 2016. J’ai intégré l’horizon de la crise climatique dans le roman un an plus tard, en 2017, donc avant la pandémie qui, bien entendu, m’a inspirée en tant qu’expérience réelle de crise, mais ce qui m’intéressait surtout c’était d’observer comment chaque individu réagit différemment face à une menace, un danger ou une crise imminente. Comment chacun a ses défenses… Ce n’était pas tant le contexte qui m’intéressait que les questions “qu’est-ce qu’une crise de société ou de civilisation?” et, individuellement, “comment réagit-on?”. C’est pour ça que j’avais envie de deux personnages, Nils et Iona, qui sont vraiment diamétralement opposés dans leur façon de voir les choses. »

Faire du beau avec du laid
Si Le fil du vivant s’ouvre sur une scène d’allaitement somme toute inoffensive, une occasion pour mettre en scène la maternité et ses nuits d’insomnie inhérentes, c’est aussi une manière d’asseoir une forme de contraste, de dichotomie avec le reste du récit. Au-delà des préoccupations apocalyptiques, de ces inondations incontrôlables qui empêchent la nature de reprendre ses droits, le roman d’Elsa Pépin sonde un autre sujet sombre : les profondeurs des paradis artificiels, des drogues récréatives.

On tend à l’oublier dans les rues et à la vue de ces mamans qui traînent leur poussette avec un bambin confortablement emmitouflé à bord, mais l’existence de ces femmes n’a pas été que dévouement, sagesse et discipline. À cet égard et à grands coups de flashbacks, le personnage de Iona revit ses folles années, sa vingtaine écorchée, ses soirées d’insouciance où elle enfile les lignes de cocaïne ou les cachets de MDMA en les arrosant de vodka-guru. Des scènes capiteuses, sensuelles, à faire frémir tous les parents d’adolescents ou de jeunes adultes. « Mon but, ce n’était pas de faire un autre livre sur les difficultés de la maternité. J’ai eu comme cette intuition, dans cette expérience extrême, que mon corps était colonisé par les enfants. Je me sentais aliénée, j’avais l’impression que j’étais dépossédée de mes propres forces et que ça me faisait entrer dans un état presque de transe tellement j’avais l’impression de perdre mes repères. En perdant ces repères-là, en perdant mes assises, c’est comme si j’entrais comme dans une zone où j’étais connectée à d’autres choses. Je devais me reconstruire depuis une sorte de dissolution, qui m’a fait penser à cette autre expérience physique extrême de dissolution : la prise de drogue, où on cherche à se perdre pour se réinventer. »

Explorer le rapport au corps, donc, et les moyens de survie face aux pertes et aux mutations, à travers la maternité, la prise de drogue et la crise climatique. Ce sont ces thèmes qui ramènent l’autrice à son passé rebelle, mais aussi d’athlète. La couverture du livre en fait foi avec cette photo en noir et blanc d’une ballerine recroquevillée sur elle-même, un clin d’œil à la profession exercée par Iona, son héroïne principale et narratrice du roman. « De la danse, j’en ai fait, mais pas de manière professionnelle. En fait, je suis une ancienne patineuse artistique. J’ai arrêté à 22 ans. J’ai aussi fait du ballet à l’époque. Quand j’ai arrêté le patin, parce que j’étais blessée, j’ai refait de la danse pendant environ dix ans, mais c’était de manière récréative. J’ai fait ballet moderne, sans les pointes, c’était la technique Graham, de la danse contemporaine également, du flamenco, toutes sortes de choses. »

Dans un univers inquiétant où les abeilles meurent et les plantes peinent à pousser, où les réserves de nourriture s’écoulent dangereusement jusqu’à manquer, la quête de beauté d’Elsa Pépin fait l’effet d’un baume. Le fil du vivant, c’est à la fois une fable apocalyptique et un hommage à celles qui veillent à la survie de l’espèce humaine, qui s’oublient dans l’autre. C’est une histoire qui, par sa lucidité et sa douceur, son réalisme et sa violence, nous habite des jours durant et même après la dernière page.

Photo : © Justine Latour

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