Avec ses aquarelles qui jouent de transparence et de flous volontaires, l’illustratrice, animatrice et réalisatrice montréalaise Agathe Bray-Bourret signe des albums qui, pour la plupart, ont en commun de faire ressortir la beauté et l’humour de certaines situations difficiles. Sa production livresque actuelle est aussi foisonnante que diversifiée : n’hésitez pas à aller à la rencontre de ses personnages qui ont quelques rougeurs au nez!

Le récent Je t’écris de mon lit (Les 400 coups) est l’émouvante correspondance entre deux amis, Zia et Jacob. Ce dernier, hospitalisé en raison d’un cancer, reçoit des nouvelles de son école par l’entremise de sa camarade. Quel défi principal a dû être surmonté lors de la mise en images de ce texte, à la fois triste et lumineux?
J’adore avoir à naviguer dans des tons différents et délicats, d’un côté tragique mais d’un autre lumineux, sans oublier que ce doit être toutefois amusant, puisque c’est tout de même un livre pour enfants! Je suis même plutôt à l’aise dans ce genre de défi. Ça va peut-être paraître très terre à terre comme réponse, mais finalement, le plus gros défi que j’avais en était un très concret, et c’était de faire un album joli même s’il se passe la moitié du temps dans un hôpital et l’autre moitié à l’école. C’est très facile de créer de belles images dans un jardin ou une forêt, mais déjà que les intérieurs sont intimidants pour moi, un hôpital, c’est peut-être la chose la plus déprimante et difficile à dessiner. En plus, dès que je commence à dessiner une pièce, j’oublie ce qu’il faut mettre dedans — « mais, diantre, qu’y a-t-il dans une chambre à part un lit??? » —, dans une chambre d’hôpital, je ne comprends même pas les objets qui y sont, alors ça m’intimidait au départ. Finalement, je me suis juste laissée aller à faire mon idée d’un hôpital, mais d’un hôpital où l’on guérit!

L’album Anatole qui ne séchait jamais (Fonfon), écrit par Stéphanie Boulay, a remporté le Prix TD de littérature canadienne pour l’enfance et la jeunesse. Ce livre parle de la différence, sans la nommer ni la montrer. Votre contribution, dit-on, a été d’apporter une touche ludique, voire humoristique, sur ce texte au départ assez sérieux, qui parle d’un petit garçon de 4 ans complètement malheureux. Comment en êtes-vous arrivée à trouver ce ton, juste, pour mettre en images ce texte particulier?
Je me souviens d’avoir été étonnée à notre première réunion par le fait que je semblais voir l’histoire vraiment plus légère et ludique que les éditrices. Il y avait plein de petites blagues et de petites pensées fantaisistes dans la vision du monde de Régine. C’est que Régine, la narratrice de l’histoire, a beaucoup d’imagination et est très résiliente et optimiste! Et après tout, ça finit quand même bien, alors pour balancer la tristesse de certains aspects de l’histoire, j’allais, avec les illustrations, insister sur la lumière.

« De toute façon, tout le monde préfère les histoires heureuses. C’est comme ça, pas juste au cinéma », écrit Sarah Dignard, qui signe le texte de l’album Le pouvoir des sous noirs (La Bagnole), une histoire sur la bipolarité d’un papa, que vous illustrez. Et vous, préférez-vous mettre en images des histoires heureuses ou tristes? Car plusieurs des projets que vous signez flirtent habilement entre les deux émotions.
Je préfère vraiment les histoires heureuses! Ou en tout cas, qui finissent bien. Après ça, même dans le bonheur, il y a des épreuves et tout n’est pas obligé d’être parfait pour s’amuser et être dans la lumière. Quand j’ai reçu le texte pour Je t’écris de mon lit, je l’ai tout d’abord lu en diagonale pour m’assurer que le personnage guérissait! J’aurais absolument décliné l’offre si ce n’avait pas été le cas! Je suis trop sensible pour du « trop » triste, mais « un peu triste », ça fait partie de la vie et c’est beau.

Je suis peut-être à l’aise de flirter entre l’humour et le sérieux parce que c’est déjà un peu le ton de ma vie: je suis quelqu’un qui aime beaucoup rire et faire des blagues, mais je suis souvent dans la lune aussi, en train de penser à toute la souffrance dans le monde, au sens de la vie (en passant, j’ai découvert c’est quoi, inbox pour le savoir!), et aussi en même temps à quel outfit je vais mettre ce soir et à quelle blague nounoune je vais envoyer à mon ami.

Illustration tirée du livre Le pouvoir des sous noirs (La Bagnole) : © Agathe Bray-Bourret

Vous travaillez également en animation (vous signez notamment Je t’aime comme tu es, le clip de Daniel Bélanger). Est-ce qu’après avoir dessiné un projet animé, vous trouvez les images d’un livre trop statiques ou, au contraire, vous y voyez une nouvelle façon de communiquer par l’image?
Dans le dessin statique, il y a beaucoup moins de contraintes de design. Il faut faire des compromis en animation pour que le projet soit faisable dans un laps de temps acceptable, il faut que les personnages puissent être intégrés au décor, ne pas choisir trop de couleurs sinon c’est quatre fois plus long à colorier, etc. La plus grosse différence, c’est qu’en animation, ce serait plus long, voire pas tant possible, de suggérer des formes, de ne pas finir ses traits, de faire des taches floues d’aquarelle ou de jouer de transparence, ce qui fait vraiment partie de mon style d’illustration et qui m’aide beaucoup dans le ton poétique, éthéré parfois.

Pour ce qui est du mouvement, je trouve que, lorsque ça ne bouge pas, c’est une autre façon de communiquer le mouvement, ce qui m’a toujours intéressée en dessin. Enfant, j’étais obsédée par les postures de Gaston Lagaffe, la démarche de mademoiselle Jeanne avec ses petits mollets, et tous les mouvements des personnages de Sempé. En fait, c’est cet amour du mouvement, de la posture, qui m’a donné envie de faire de l’animation, pour pousser ailleurs. En dessin fixe, c’est très différent, il faut plus exagérer et on peut faire des positions impossibles, alors qu’en animation, il faudrait toujours comprendre comment son personnage se rend là, et comment il en ressort, alors encore là, il y a plus de contraintes.

L’incroyable histoire du chiffre 3 (Monsieur Ed) est un album loufoque, jubilatoire, mettant en scène plusieurs personnages. Qu’avez-vous le plus aimé dans cette création?
Je me suis vraiment plus lâchée dans mon style et j’ai pu essayer de mettre en lumière mon côté humoristique, et j’ai adoré. C’est aussi un album avec énormément de dessins, alors pour que j’en ressorte gagnante, je voulais me laisser aller dans un style plus libre et j’adore le résultat. Ça m’a aussi forcée à résoudre beaucoup de petits problèmes qui sont reliés aux dialogues et à l’aspect bande dessinée, et maintenant je me sens vraiment tentée par la bande dessinée et équipée pour le faire!

Vous êtes maintenant maman. Est-ce que ce rôle a changé votre regard sur les livres jeunesse, que vous lisez ou créez, et, si oui, en quoi cela a-t-il changé?
C’est étrange de côtoyer son public de si proche, j’aurais pensé qu’en ayant des enfants, je saurais ce qui marche et ce qui ne marche pas, mais pas du tout, ils changent souvent d’avis et sont tous différents. C’est vraiment cruel aussi d’avoir l’opinion d’un enfant. J’ai écrit moi-même un livre pour enfants, que je suis en train de peaufiner, et quand je l’ai lu à mon fils aîné, il n’avait pas l’air assez enthousiaste à mon goût et j’ai failli tout laisser tomber! Mais, qui sait, il était peut-être juste extra-fatigué parce qu’il était passé 17h et qu’il avait passé la journée à se plaindre! (C’est une blague, Henri, désolée!)

Je suis par contre plus sensible au rythme de lecture et à la façon dont ça se lit à voix haute. Comme les livres pour les plus jeunes sont lus cinquante fois par les parents, c’est vraiment important que ce soit agréable en bouche!

Illustration tirée de Lananouille (Les Malins) : © Agathe Bray-Bourret

On ose une question à hauteur d’enfant: pourquoi la plupart de vos personnages ont-ils le nez rouge?
Je le dis souvent, en fait, et c’est très niaiseux mais aussi génial : j’ai moi-même souvent le nez rouge en hiver et j’essaie que ça devienne un critère de beauté! J’aurais dû devenir une peintre super connue, comme ça les gens auraient voulu imiter ce look, comme les cowboys au temps des films westerns qui se sont mis à s’habiller comme les acteurs de films, la vie qui imite l’art! Je suis pas très big, mais je profite quand même de ma petite tribune: vive les nez froids, vive les nez rouges!

À l’exception de L’incroyable histoire du chiffre 3, Lananouille (Les Malins) est votre seul livre mettant en scène un animal comme personnage principal. Est-ce que cela vous a amusée? Avez-vous une anecdote à partager en ce sens?
J’étais tellement contente de me faire proposer ce projet! J’adore les chiens et j’avais vraiment envie d’illustrer un chien avec des costumes et des expressions faciales! Le défi était par contre de garder une petite constance sur le plan de sa taille et de ses pattes! Pour dessiner, il faut comprendre, et les pattes de mammifères sont une des choses que je comprends très peu. Comme le crochet, que ma grand-mère a dû m’apprendre dix fois, j’oublie vraiment vite dans quel sens sont les genoux, etc. Mais je me suis vraiment décomplexée par rapport au réalisme des dessins, je ris souvent de moi-même pour ça. Je me dis que le « fun » de mes dessins ne réside pas dans le savoir-faire et le réalisme. Même si dans la vie je suis parfaitement capable de faire un portrait réaliste, c’est quand même amusant et libérateur de se dire « ben moi, on va dire que c’est comme ça que je vais faire un singe » ou « c’est comme ça qu’un chien boit du thé ».

Photo : © Rodolfo Moraga

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