Le quotidien de deux femmes séparées par un demi-siècle et des poussières se conjugue dans le nouveau roman de Karma Brown, celle-là même qui nous a offert Des millions de larmes et de rires en 2015. Avec La recette de la femme parfaite, fraîchement traduit de l’anglais aux Éditions de l’Homme, l’autrice à succès ontarienne se livre à une profession de foi féministe qui risque fort bien de faire mouche.

D’une part, il y a Alice Hale, une ex-citadine qui s’est (bien) mariée, l’épouse d’un actuaire bien nanti, qui a tout le luxe d’entretenir ses plantes et ses ambitions littéraires sans les contraintes d’un métier à elle, d’un emploi qui l’accapare de 9 à 5. De l’autre, presque soixante ans plus tôt, on suit les pérégrinations de Nellie Murdoch, femme au foyer elle aussi, une ménagère en tous points idéale, une dame de tête qui refoule ses rêves pour jouer le rôle qui est attendu d’elle, pourvoir son mari en caresses et en bons petits plats le soir venu. Ces deux femmes qui pourtant ne se connaissent pas, qui ne se croiseront jamais réellement, habitent la même maison, entre les mêmes murs. Et elles survivent toutes deux aux agressions des hommes à qui elles doivent leurs nouveaux noms de famille. « Je n’ai pas personnellement été victime de violence conjugale, ce n’est pas une réalité que je connais de ma propre perspective, confie Karma Brown. J’essaie d’être compréhensive à l’égard des femmes qui racontent leur histoire et libèrent la parole, sur les médias sociaux et ailleurs, pour parler de cette réalité à travers mes personnages. Ça avait du sens pour moi que Nellie en vienne à vivre une relation abusive, mais aussi qu’elle cherche désespérément une façon de s’en sortir. Ça cadre bien avec son parcours. »

Alice, pour sa part, évolue dans notre monde, à l’ère des Lexus et dans l’après #MeToo. À l’heure où, finalement, le mot « féminicide » est entré dans le langage courant et dans les manchettes des téléjournaux. C’est un personnage bien de son temps qui atterrit entre ces quatre murs aux papiers peints démodés, après avoir mis un terme à une carrière prenante dans l’industrie des communications. On la croit nager en plein privilège, au premier abord, avant de rapidement se rendre compte (ceci n’est pas un divulgâcheur) de la violence verbale qu’elle subit à l’ombre de son jardin, dans le secret de sa cuisine, dans la chambre qu’elle partage avec Nate, son époux, qui la pousse et la force à devenir mère, à porter son enfant et à le mettre au monde. Un agresseur d’un autre type, mais un agresseur quand même, un conjoint qui l’écorche au détour de ses phrases et qui la contrôle par ses mots. « Alice est un personnage intéressant pour moi, mais c’était aussi la plus difficile à écrire parce que son histoire est plus nuancée. Tout n’est pas noir ou blanc. Je reçois beaucoup de courriels de gens fâchés et de mauvaises critiques parce que certains lecteurs trouvent qu’elle est égoïste et qu’elle devrait apprécier davantage l’amour que Nate lui donne. […] Avec Alice, la violence est plus subtile, mais Nate est quand même très manipulateur. Je pense que c’est quelque chose qui peut résonner en beaucoup de femmes, cette idée comme quoi elles n’ont pas le plein contrôle de leur vie, même sur quelque chose d’aussi intime que leur fertilité. Nate essaie de manipuler son cycle menstruel! Ce n’est pas vraiment quelque chose de sain, quelque chose qui devrait arriver dans une relation normale, selon moi. »

Se raconter à travers l’autre
À l’instar de Nellie et d’Alice, Karma Brown réside elle aussi en périphérie de la ville, dans une banlieue dortoir où la solitude se fait vive en plein jour pour les gens qui, comme elle, travaillent à la maison. Là où la quiétude, le silence, devient presque assourdissante parce qu’on s’entend penser en permanence et toujours trop fort. Une sorte de confinement qui ne sied pas à tout le monde, qui pose son lot de défis.

« J’ai grandi sur une ferme avec des parents hippies, mais dans ma vingtaine et ma trentaine, j’ai vécu à Toronto et j’ai adoré l’énergie de la ville! Les choses ont changé quand j’ai eu ma fille, j’ai voulu le mieux pour elle, un accès facile aux parcs, à des espaces verts. Ne pas l’avoir eue, je ne serais jamais déménagée! Ça fait partie des sacrifices qu’on fait pour nos enfants et je pense que c’est totalement correct, même si je sais que la banlieue nous isole, parce que c’est complètement une autre ambiance. C’est plus calme, ici. Les maisons sont plus grandes, on ne partage pas de stationnement ni de cour. On est seuls. »

À travers les pages, l’autrice se dévoile avec parcimonie et pudeur, en incorporant quelques ingrédients qui la construisent elle-même, quelques aspects de sa personnalité. Des parts d’elle s’immiscent ainsi dans le personnage d’Alice au point d’en devenir une mise en abyme, parce que son héroïne s’affaire à rédiger un livre de son cru, un roman inspiré par des recherches sur la condition des femmes dans les années 50. Chaque chapitre commence d’ailleurs par une citation tirée de ces bouquins écrits à l’intention des futures épouses ou de celles qui sont déjà en ménage, de ces guides pour devenir la femme parfaite, littéralement. « Le pire truc que j’ai lu vient du livre de recettes de Betty Crocker que ma mère a reçu avant de se marier, se souvient Karma. Ça disait : “Si vous vous sentez dépassée, étendez-vous sur le plancher pendant un moment et fermez vos yeux. Puis, levez-vous le cœur heureux et continuez votre lessive, retournez dans la cuisine.” Bien sûr, je paraphrase, mais j’ai trouvé ça tellement simpliste et irrespectueux! »

Avec La recette de la femme parfaite, Karma Brown signe un livre qui se passera forcément de mère en fille, un roman qui permet de prendre en compte tout le chemin parcouru et les pas de géant qu’il nous reste collectivement à faire.

Photo : © Jenna Davis

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