Revoir Élise. Élise et moi, nous avons été voisins durant les dernières années, jusqu’à ce que je déménage en automne. Pour me rendre au métro, je passais toujours devant le grand escalier qui mène chez elle. Parfois, je la voyais perchée sur une des marches, avec son chat, Tigran. Je n’osais pas la déranger, et prendre ainsi le risque de briser un poème qu’elle aurait été en train de peindre dans le jeu des pattes de son animal.

Parce que nous habitions si près, nous avons eu à plusieurs reprises des discussions suspendues, prenant place sur le coin de nos rues, ou dans une allée d’épicerie.

Cette rencontre, cette invitation dans son univers, m’offre donc l’occasion et la chance de la retrouver, loin des feux de circulation ou des surgelés, pour que nous parlions de ce qui compte vraiment, de ce qui nous anime, ce qui nous unit : l’écriture.

Retrouver Élise. Celle à qui j’ai confié mes premiers textes, en 2005, au Cégep du Vieux Montréal, dans le local 8.54, avec sa fenêtre-hublot sur la ville. Un endroit où la création littéraire prenait toute la place, où l’écriture devenait une matière concrète, presque visible; un nuage au-dessus de Montréal.

***

Dans notre échange précédant notre rencontre, elle m’écrit :
— Il y a de l’espace chez moi, on aura de la distance.

En contexte de pandémie, au lieu de remplir les maisons, on pense à comment meubler l’absence. Orchestrer les mètres qui nous séparent pour ne pas entrer trop en contact.

Mais j’ai confiance; on saura se construire un pont fait de mots, pour se donner rendez-vous et pouvoir se rencontrer pour vrai.

Pour me préparer à notre conversation, je relis son Autobiographie de l’esprit.

Dans ce livre qui se veut une visite de son atelier d’autrice, un chapitre fait vibrer en moi quelque chose de fort, de profond, de presque sauvage : Quelques rêves et un bestiaire. Élise y décortique des animaux rencontrés ou qui se sont manifestés, comme des talismans, des rêves, des testaments. Elle parle entre autres d’un oiseau aux pattes dévorées par un chat domestique, qui repoussent dans ses mains d’écrivaine. Et voilà qu’Élise m’enseigne encore et toujours l’écriture :

Écrire, c’est « ressusciter les choses et les êtres1 ».

« Mes animaux de faïence me parleraient de ce que le monde a perdu, ils sauraient pourquoi, philosophiquement, ils retraversent maintenant si souvent les poèmes, les tableaux, les installations de l’angoisse moderne2. »

Je pense : et si c’était elle, Élise, qui cachait dans les yeux des animaux des poèmes brûlants, que l’on peut lire seulement si l’on croise le regard ou le chemin de la bête?

Dans un texto, elle attache quelques photos de petits autels qui ornent ses bibliothèques. Une faune céramique; c’est son sacré. Elle me confie que Pierre Filion disait d’elle qu’elle était une écrivaine animiste. Bien vu!

Nous parlons un peu de nos chats, ces guides qui traquent l’invisible et qui nous encouragent à tout voir.

Ce regard de l’écrivaine sur notre monde est crucial. Et j’entends que si une certaine fatigue vient avec cette posture, l’urgence de dire demeure.

— À demain, Élise.

Arriver chez l’écrivaine.
Je sors, métro Sherbrooke. Ça me fait trembler, c’était comme si je marchais dans ma vie d’avant. Ça me fascine; les pieds n’oublient jamais les chemins qu’ils ont creusés au fil des années.

J’arrive devant le grand escalier. Je pense : celui-là aussi devrait avoir sa chanson, celui qui mène à l’écrivaine.

Elle m’ouvre la porte, de sa maison, de son atelier. Les murs sont blancs, comme des canevas, sur lesquels sont accrochées des œuvres qu’elle a rencontrées dans sa vie, en voyage, en résidence d’écriture, sur sa route. On peut sentir dans le grand appartement tous les chemins qu’elle a pris pour se rendre à chacun de ses livres. Comme en suspens dans l’air, sa démarche d’écriture est palpable.

Sami, le vieux chat gris, se sauve en vitesse. Tigran, lui, m’accueille en frottant sa tête sur mes chevilles. On s’installe, en diagonale de sa grande table de cuisine. On est à deux mètres l’un de l’autre, près d’un puits de lumière qui laisse tomber ses éclats sur l’une des bibliothèques de l’écrivaine.

Écrire à voix haute.
Poésie, roman, jeunesse, essai, nouvelle…
— Et le théâtre? je lui demande.
— Non, mais c’est drôle que tu me poses la question : je suis en train d’écrire un monologue.

Elle me confie que, plus jeune, bien avant d’entrer au cégep, elle voulait devenir comédienne. Par contre, elle s’est vite rendu compte que c’était plutôt l’écriture qui la transportait dans les arts de la scène, envoûtée entre autres par les mots de Tennessee William. Son besoin de solitude finira donc par avoir raison de ses envies pour le jeu.

Par la porte du théâtre, Élise me transporte dans ses habitudes d’écrivaine.
— Elle est donc là, ta théâtralité, je commente.
— Oui, c’est vrai, mes phrases, je ne peux pas juste les voir, il faut que je les entende, que je les entende dans ma voix.

Nous nous rendons compte, en parlant de sons et de voix, que nous partageons un rite quand nous entrons dans un projet d’écriture; nos livres ont chacun leur playlist. Elle raconte notamment que pendant l’écriture du Parfum de la tubéreuse, dans un moment de doute, un ami lui avait envoyé le Quatuor à cordes n° 11 de Chostakovitch.
— C’est comme s’il m’avait ouvert une porte. J’ai fini mon roman en écoutant juste ça.
— C’est beau ça… tu es une écrivaine qui a besoin de faire résonner les mots.
— Oui… et il n’y a pas juste la sonorité, il y a aussi le rythme.

C’est souvent même ce qui amène l’autrice à entreprendre le travail sur la rythmique dans ses livres. Sans cette musique, sans trouver « la musique de son livre », elle ne peut pas écrire.
— Tu vas donc chercher ton rythme dans une autre œuvre, une œuvre musicale, et tu te le réappropries dans l’écriture?
— Oui, c’est ça… et même chose pour les œuvres d’art. Je m’entoure d’objets et d’images pour écrire.

Chaque livre a son paysage.
— Quand on écrit, il y a toujours des coïncidences qui se produisent, révèle-t-elle. Tout ce qui m’entoure finit par faire partie des livres que j’écris. Et vice-versa. Les choses dont j’ai besoin me trouvent.

C’est cette prédisposition à voir certaines choses, ce mode de vision, qui pousse Élise vers la réalisation de petits montages; des valises à images, de petits autels, des reconfigurations d’espaces dans son atelier. Juxtaposé au rythme du texte, ce travail visuel, le travail sur les images, prend une place importante dans l’acte de création chez l’écrivaine. La rencontre avec les artistes est un échange qu’elle estime grandement.

Œuvre : © Benoît Erwann Boucherot

 

L’atelier de l’écrivaine.
Elle me montre le seul exemplaire d’un cahier de photos qui accompagnait la sortie de l’Autobiographie de l’esprit qu’elle intitule sa Mythologie personnelle. Inspirée par le travail de Joseph Cornell, elle explore en photographie et capture ses propres essais de boîtes à images. Elle crée des montages. Parce qu’en amont, comme en aval, toute écriture est aussi un travail de montage en quelque sorte.

Louise Bombardier dira même de son amie qu’elle écrit comme une peintre.

— C’est le plus beau compliment que j’ai jamais entendu. Parce que c’est ça que j’ai voulu faire avec ce projet. Je voulais faire visiter mon atelier, comme si c’était l’atelier d’un peintre. Souvent, on va parler de l’écriture, mais rarement on va parler des matériaux de l’écrivain.

Les mots comme des pinceaux, comme des couleurs.

J’évoque un souvenir de mon premier cours de création littéraire. Élise nous avait donné pour tâche de réaliser un autoportrait, forme qu’elle affectionne autant en arts visuels qu’en écriture. Elle nous avait demandé de trouver un mot, concret, qui définissait notre processus d’écriture. J’avais choisi : branche. Elle : forêt.

Le son, la vision… et la gestuelle.
Elle poursuit en m’expliquant que le texte a sa musique, son paysage, mais a aussi son mouvement.
— En écrivant La maison étrangère, par exemple, je voulais que… quand le lecteur ouvrirait le livre, plein de petits animaux s’évadent d’entre les pages.

L’écrivaine fait le geste et le son. Un petit tourbillon avec ses mains au-dessus de son roman suivi d’un son aspiré. Tigran miaule à nos pieds. Nous éclatons de rire.

Elle décrit par la suite le mouvement présent dans Caravane, illustré par un Borduas sur sa couverture. Un pivot, un tourbillon de tissu, un mouvement de robe, celle de Betty Davis dans un vieux film en noir et blanc. Un carnaval.

Les animaux.
— Et si on parlait des animaux?

L’appartement d’Élise est un véritable musée animalier. Ils sont partout, dans tout et tout autour.

— Ils sont apparus avec Sombre ménagerie et La maison étrangère. Ils entrent dans mes livres, sans que je m’en rende tout à fait compte. Je les laisse entrer et je n’essaie pas de me les expliquer.

— Est-ce qu’ils sont des passagers, des témoins? Parce que tu les laisses entrer et ils ressortent quand ils veulent, c’est ça?

Elle décrit les oiseaux, les chats, les lièvres comme des manifestations, des guides. C’est ce qui s’est passé pour son dernier roman, lors d’une retraite d’écriture.
— Le fait que le chevreuil apparaisse, alors qu’on m’avait dit qu’il n’y en avait pas dans la région, c’était pour moi le signe que l’écriture était en train d’apparaître. Je n’ai jamais pu changer le titre après ça : L’apparition du chevreuil.

Élise m’explique qu’elle aime les univers où tout est au même niveau. Aucune hiérarchie entre les humains, adultes et enfants, ni même entre les bêtes et les objets. La venue des animaux lui reste souvent inexpliquée, mais importante. Imprévisible, symbolique.
— C’est une vie parallèle.

Les morts.
— Tout a une voix.

Écrire pour Élise, c’est essayer de capter les voix qui n’ont pas été captées avant. On peut penser à Ce qu’elle voit, recueil/documentaire poétique dans lequel elle fait entendre la voix de femmes assassinées.
— J’aime faire parler des fantômes. La littérature, c’est une histoire de fantômes. Comme la photo, c’est capter des moments…
— … qui vont devenir fantômes?
— Oui, qui vont être fantômes. Écrire, c’est capter des preuves de vie. Ou de mort. Comme pister et découvrir des traces de pas d’animaux dans la neige, c’est aussi beau que de voir l’animal. C’est, en même temps, la promesse et le passé de l’animal. C’est aussi comme l’archéologue qui explore le passé pour comprendre le présent.

Dans Pourquoi faire une maison avec ses morts, cette réflexion est illustrée dans les personnages : un archiviste, un archéologue, une femme qui construit des autels pour les défunts.

L’histoire est juste à côté…
Dans son dernier roman, Élise fait appel à cet instinct décrit par Marguerite Duras dans La vie matérielle : le bloc noir. « Cette nuit où l’écriture est encore illisible, sinon contrainte. Cette nuit devant soi, qu’il faudra encore déchiffrer, même si tout y est déjà dit. » À travers le chalet dans L’apparition du chevreuil, ou le bunker dans Le parfum de la tubéreuse, elle peint cet endroit allégorique, où tout y est, à portée de main; d’où tout va sortir. En fusionnant le discours d’Annie Dillard et de Carlos Liscano, elle explique qu’écrire, c’est faire dévier son arme, tirer juste un peu en marge de son objectif, sans atteindre aucune proie.
— Les livres sont là pour poser des questions. Écrire, c’est débusquer ce qui grouille sous les pierres.

Tout est lié.
— Dans tous mes livres, la sphère publique est reflétée dans l’intimité de mes personnages, continue-t-elle.
— C’est poreux, entre les mondes, entre les réalités. Est-ce que l’écriture est donc un acte de bienveillance? Un devoir de l’écrivain? je lui demande.
— C’est plutôt pour moi un acte de résistance. D’hypervigilance. Même une forme d’autodéfense.

Elle poursuit en me rappelant ce qu’elle avait l’habitude de nous dire en classe. « Si un livre ne te fait pas peur, ne l’écris pas… » Il faut donc être dans l’inconfort, dans la tension, être sensible à tout.
— Ça revient donc à tout voir… ? j’enchaîne.
— Oui, écrire, c’est élargir le monde tout en le cristallisant. Je travaille beaucoup avec la cristallisation. C’est tout voir, et en même temps tout construire/déconstruire. Écrire, c’est lier des choses, pour mettre à jour ce que la réalité ne donne pas d’elle-même. Oui, écrire, c’est voir. Mais ce n’est pas une contemplation, comme le dit Annie Ernaux, c’est une observation radicale, une action.

Être habitée.
— Dernière question : c’est quoi pour toi être habitée par ton histoire?
— Mon histoire finit par habiter ma maison avant de m’habiter moi-même.

Elle pointe les œuvres qui tapissent les murs de son logis. Nous rions.
— Tu fais ta maison, je confirme.
— Je construis ma maison, et quand elle est prête, je peux aller habiter dedans. Et commencer à écrire.
— Tu te construis un décor.
— Jean-Éric (Riopel, son conjoint) me dit souvent : « Tu as besoin de ton petit théâtre… »
— On revient à ce dont on parlait au début… On revient au théâtre.
— Oui, c’est vrai, on revient au théâtre.
— Merci, Élise.
— Ouf… je suis fatiguée.

Nous soupirons à l’unisson. Et nous rions encore.

Écrire Élise.
Et parce que les coïncidences se produisent quand on écrit, nos chats ont miaulé toute la nuit qui a suivi notre entretien, qu’on s’est écrit à 4 heures du matin, pris d’insomnie.

Je me suis levé donc levé, me suis mis à mettre sur papier les fantômes encore tièdes de notre rencontre d’hier, d’aujourd’hui.

 

 

Jonathan Bécotte
Jonathan Bécotte enseigne au primaire et a ce don unique de narrer ses histoires dans une poésie embaumée d’émotions, tout en s’éloignant de la saveur fleur bleue. Ses vers se laissent délicatement absorber et la finesse de son écriture n’a ainsi d’égal que celle qu’il semble percevoir dans le monde qui l’entoure. Cet auteur a ceci de particulier qu’il s’adresse à son lectorat jeunesse avec beaucoup de confiance en sa capacité de lecture et de compréhension. Pas étonnant que Souffler dans la cassette, Maman veut partir, Comme un ouragan et Honey et ketchup fassent autant fureur, bien que les thématiques n’en soient pas des faciles (amitié amoureuse, divorce, émotions fortes et famille recomposée). Ce qui pousse d’ailleurs les adultes à dévorer également ses ouvrages avec passion et émotions. [JAP]

1. Élise Turcotte, Autobiographie de l’esprit, La Mèche, 2013, p. 193.
2. Ibid., p. 47.

Photo d’Élise Turcotte (en haut) : © Julie Artacho
Toutes les autres photos : © Élise Turcotte
Photo de Jonathan Bécotte : © Alana Riley

Publicité