De plus en plus de bédéistes québécois investissent éloquemment le genre « carnet de voyage », très populaire en Europe et dans la production alternative anglo-saxonne. Après Guy Delisle (et ses Chroniques), Zviane (Zviane au Japon), Michel Hellman (Nunavik) et Jean-Sébastien Bérubé (Comment je ne suis pas devenu moine), voilà que deux jeunes auteurs gonflent les rangs de ce corpus, partant à la découverte de contrées inconnues armés tous deux de crayons et animés d’une vibrante passion pour leur destination.

Quatre ans après la publication de La zone de l’amitié traitant d’une relation platonique homme-femme, Val-Bleu nous convie cette fois-ci à un captivant récit de voyage au cœur de l’Inde avec Couennes dures. « Après avoir abordé l’autobiographie en bande dessinée, j’ai ressenti le besoin d’aller du côté de la fiction », affirme l’autrice, les yeux pétillants. Un choix étonnant, alors que l’autofiction constitue généralement les assises du genre. Quant à Keelan Young, l’auteur de Djondjon, il embrasse totalement cette approche, nous invitant à un pèlerinage au cœur de la perle des Antilles, animé d’une passion pour la mycologie — le comte de Champignac a de la compétition! — doublée d’un désir de se trouver lui-même. Impossible, d’ailleurs, de ne pas y sentir des relents de Tintin au Tibet, notamment dans les masses de blanc qui inondent ses magnifiques planches. « Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours été habité d’une passion pour la bande dessinée. J’ai été notamment influencé par Hergé », confie l’auteur qui signe ici son premier album en carrière.

Extrait tiré de Couennes dures (Mécanique générale) : © Val-Bleu

Sur le terrain
Ayant cumulé seize mois de présence dans la plus grande démocratie au monde en à peine une décennie comme coordonnatrice d’une résidence d’artistes, Val-Bleu s’est vite imprégnée de la dense culture indienne, au point d’en développer une ardente passion. Et c’est par le truchement de bandes dessinées didactiques locales se consacrant aux multiples divinités qu’elle a apprivoisé ce monde dont elle ignorait tout. « Le dernier voyage que j’ai fait (5 mois en 2019-2020), c’était vraiment dans le but d’écrire Couennes dures. Je suis allée dans des communautés de Rabaris, de Solankis, de Dalits, etc., pour leur poser des questions. J’ai aussi rencontré des Bhopa et Bhopi pour qu’ils me parlent de leur pratique, et je faisais des croquis à travers tout ça. J’ai aussi pris beaucoup de photos, par exemple des maisons des gens, pour m’aider à les dessiner ensuite. »

L’infirmier de métier a aussi eu recours au carnet de croquis tout au long de sa traversée en sac à dos. C’est seulement à son retour à la fin de 2017 qu’il entreprend d’y faire le ménage pour ensuite se lancer dans l’écriture. À raison d’une planche par semaine, il boucle Djondjon juste avant le début de la pandémie. Tout comme Val-Bleu, il opte pour une approche académique et un ancrage historique. Loin d’opter pour l’angle cathartique du choc culturel, tous deux sont plutôt animés d’un vif désir de partager leur passion pour les pays visités. « Bien que j’aime les bandes dessinées de Guy Delisle, j’ai longuement réfléchi à la direction à prendre. J’avais envie de faire autre chose », explique l’artiste, dont le captivant récit témoigne d’une étonnante maturité, alors qu’il y insuffle un dosage parfait entre sa quête identitaire et celle des champignons. L’autrice, de son côté, fit le choix de la fiction, y racontant l’histoire d’une jeune femme qui, rédigeant un mémoire de maîtrise sur les déesses hindoues, part dans ce pays à la recherche d’informations, mais surtout d’elle-même. Intercalant son récit de savoureuses saynètes explorant la riche mythologie de ce vaste territoire, elle réussit à livrer un récit dense et limpide, captivant et poignant, didactique sans être lourd.

Extrait tiré de Djondjon (Mains libres) : © Keelan Young

Approches graphiques
Ne vous y méprenez pas : malgré une approche graphique naïve, l’artiste Val-Bleu sait raconter des histoires impeccablement structurées, délicieusement dosées d’humour et d’humanisme. Son trait arrondi et chaleureux, qui évite de s’empêtrer dans une approche réaliste aux décors détaillés, s’avère être le meilleur des guides dans ce monde dont on ignore tout. Il absorbe le lecteur dès la première case, lui permettant de naviguer sans heurts entre les portions fictives et historiques. « J’ai mis beaucoup de temps à réaliser cet album de 250 pages, j’ai souvent changé mon découpage. Plusieurs personnages s’y trouvent, des récits secondaires s’y croisent, c’est loin d’être linéaire », expose celle qui a trouvé dans le roman semi-autobiographique The God of Small Things de l’autrice indienne Arundhati Roy sa principale source d’inspiration. « J’ai commencé à réfléchir à mon album en 2015. En partie parce que j’avais envie de parler de l’Inde, de ses divinités, mais personne pour le faire. »

Pour sa part, Young réussit à reproduire l’effet immédiat et jeté du dessin de carnet dans la réalisation en atelier de Djondjon. Il opte pour une approche documentaire, alternant les planches et arrêts sur images de personnages croisés au hasard de ses pérégrinations. Loin de la carte postale ou de l’imagerie misérabilisme de ce pays qui vit des moments difficiles, l’artiste ventile ses cadrages, dévoilant juste assez des paysages pour nous y plonger sans nous égarer. Bien plus que la découverte de cette foisonnante culture, c’est surtout à sa traversée intérieure que le chasseur de champignons nous invite. Souvent à peine amorcés, les paysages croqués laissent tout l’espace aux lectrices et lecteurs afin de s’y projeter, marchant littéralement à ses côtés.

Extrait tiré de Djondjon (Mains libres) : © Keelan Young

Réussites
Ces deux albums aux tonalités fort différentes sont de véritables réussites. Non seulement nous initient-ils à de lointains pays, mais ils confirment superbement l’arrivée de deux artisans qu’il nous tarde de retrouver au plus vite. Car il ne fait aucun doute que nous les lirons à nouveau plus tôt que tard. Aussi, Couennes dures et Djondjon prouvent hors de tout doute que le genre ne se confine plus à une approche presque exclusivement comédique.

En cette triste époque de repliement sur soi-même, où des murs s’érigent aux frontières de notre propre stupidité, la lecture de ces œuvres fait un bien fou. Tel que le chantait si justement Desireless : « Voyage, voyage / Plus loin que la nuit et le jour / Voyage, voyage / Dans l’espace inouï de l’amour. »

Photo de Val-Bleu : © Edwin Stanculescu
Photo de Keelan Young : © EML/Patrick Bourque

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