Parmi tous les personnages des bandes dessinées qui ont peuplé l’enfance de ceux et celles qui ont grandi au siècle dernier, Gaston Lagaffe est certainement l’un des plus attachants. Créé en 1957 par Franquin, il renaît ces jours-ci grâce au Québécois Delaf, à qui les éditions Dupuis ont confié le mandat de lui faire vivre d’autres journées à (ne pas) classer le courrier, pour notre plus grand plaisir.

Grand protecteur des animaux, écolo avant l’heure, ami prévenant et généreux, Gaston Lagaffe est ce personnage à l’esprit créatif, toujours prêt à faciliter l’existence de ses collègues par une invention qui, si elle règle un souci, en occasionne souvent d’autres. « C’est un gars bienveillant, un vrai gentil qui ne cadre absolument pas dans le milieu du travail dans lequel il se trouve. Ça l’ennuie à un tel point qu’il ne cherche qu’à procrastiner, dormir ou s’amuser. Mais c’est un faux paresseux! Il est prêt à travailler énormément pour ne pas faire son boulot! Il ne veut faire que ce qu’il aime. Gaston nous en dit beaucoup sur la société de performance, sur la pression qu’on se met sur les épaules et sur le bonheur », nous dit Delaf. D’ailleurs, l’un des premiers gags que l’auteur a créés met en lumière les valeurs fondamentales de Gaston. Sans divulgâcher, on peut dire qu’on le voit passer ses jours de congé à se rendre utile pour ses proches. Gaston est un grand incompris, notamment de Prunelle, son patron.

Et que dire de ses inventions? Delaf a-t-il lui-même l’esprit inventif? « Pas vraiment, nous dit Delaf, mais Gaston est si inspirant que c’est assez simple de lui faire créer des machines improbables. » Pour étoffer sa réponse, il fait un détour. « J’ai choisi de situer mon album dans ce que je considère comme l’âge d’or de Gaston, dans les années 1970, là où selon moi les dessins et les gags étaient à leur meilleur. Une des raisons pour lesquelles Gaston Lagaffe est une grande série repose sur le regard que Franquin porte sur le monde. C’est impossible de savoir ce qu’il aurait pensé de notre société hyperconnectée et, pour cette raison, j’ai décidé de rester dans cette période. Mais rien ne m’empêche de faire des clins d’œil au présent avec des inventions! » Ici, on rigole parce qu’on évoque certains gags… mais chut, à vous de les découvrir.

Marc Delafontaine, qui signe son travail Delaf, a aussi créé avec Maryse Dubuc la célèbre série Les Nombrils, dont le premier tome est sorti en 2006, également chez Dupuis. On se rappellera qu’ils furent les premiers Québécois à être édités chez Dupuis, et ce, dès leur première tentative. Après huit tomes des Nombrils, Delaf a publié Les Vacheries, qui reprenait les mêmes personnages. Bien que ces deux albums soient signés Delaf & Dubuc, pour respecter la marque du tandem, c’est lui seul qui les a faits. Le retour de Lagaffe n’est donc pas son premier travail solo, mais c’est assurément le plus laborieux!

Les rouages d’un métier
Comment en est-il venu à reprendre le flambeau de Gaston? « Parce que je n’ai pas respecté les consignes! » rigole-t-il. En effet, l’album hommage La galerie des gaffes, publié en 2017, réunissait 60 illustrateurs afin de célébrer Franquin et les 60 ans de Gaston. « L’idée, c’était de créer un gag de Gaston à la sauce Delaf… mais moi, pour m’amuser, j’ai dévié et j’ai fait du Franquin. » Les éditions Dupuis lui ont plus tard proposé le projet de faire revivre Gaston, qu’il a accepté, lui qui, gamin, collectionnait chaussettes et chandails à l’effigie de son héros. Au regard des néophytes cependant, Les Nombrils et Gaston Lagaffe se ressemblent dans le style d’illustrations et peu de nuances se distinguent entre le travail de Franquin et le sien dans Le retour de Lagaffe. Il me répond que lui ne voit que des différences… mais qu’il a appris à composer avec. « Il y a des cases où on voit ma personnalité graphique et au début, j’ai lutté contre ça. Puis, je me suis aperçu que c’était souhaitable, en autant que je respectais l’œuvre de Franquin. » Bien sûr, comme la plupart des illustrateurs de son époque, il a appris à dessiner en s’inspirant des BD qu’il lisait. « C’est certain que Franquin m’a influencé dans ma manière de dessiner. Sa mise en scène, son sens du mouvement, le soin qu’il prenait à faire ses décors, très fouillés, ce sont des choses qu’on retrouve dans Les Nombrils, par exemple. » Malgré ces dénominateurs communs, créer Le retour de Lagaffe n’a pas été une sinécure, loin de là! Quatre années lui ont été nécessaires pour créer un album de quarante-quatre pages! « J’ai dû apprendre tout un vocabulaire graphique, quasiment réapprendre à dessiner; ça a été exigeant, mais je me suis amusé comme un fou! »

Comment fait-on pour créer un album à partir du travail d’un autre? Comment être drôle, surtout? S’il n’a bien sûr pas de recette à l’humour, Delaf a fait ses devoirs. « J’ai relu plusieurs fois toutes les BD, qui comptent plus de 900 gags, en essayant de me mettre dans la peau d’un nouveau lecteur. J’ai pris des notes. Je me suis constitué une bible littéraire et un cahier des charges afin de saisir comment Franquin construisait ses gags et induisait l’humour dans ses dialogues, quels étaient ses ressorts humoristiques et ses thèmes récurrents. » Un travail d’analyse, donc, afin de respecter l’esprit de Franquin. « Franquin a dit, dans une entrevue, qu’il appelait ses gags “une machine à faire rire”. J’aime cette idée. C’est un métier d’horloger : tu bouges un rouage, tu ajustes une phrase, tu t’assures que tout tient ensemble et ça y est, le mécanisme fonctionne, tu as déclenché le rire. » Le gag peut surgir d’une image graphique, d’une ligne de dialogue ou d’une idée fugace. Et il faut faire court! « Franquin prenait environ neuf cases pour ses gags; j’ai dû ajuster mon rythme. » Il souligne également que les gags ne résident pas seulement dans la chute : c’est aussi sur le chemin vers la chute que l’humour est le plus fin.

On ne saurait passer sous silence la controverse autour de Gaston. Pour rappel, les éditions Dupuis et la fille de Franquin, Isabelle, avaient un litige autour de l’utilisation du personnage de Gaston après la mort de son créateur. La publication de la BD a dû être reportée d’un an et a fait couler beaucoup d’encre, de part et d’autre. Delaf, lui, a voulu se tenir à l’écart des débats, autant pour se préserver que parce qu’il n’y pouvait rien. Il a poursuivi son travail en se disant, philosophe, que si l’album n’était pas publié, il aurait tout de même beaucoup appris et que pendant quatre ans, il aurait côtoyé son personnage favori. « De toute façon, dès le départ, quand j’ai accepté le projet, c’était pour le p’tit gars que j’étais, ce n’était pas pour la finalité ni pour le moment où l’album serait en librairie. J’ai voulu le faire pour avoir du plaisir jour après jour à travailler sur l’univers de Gaston. »

S’il savoure pleinement le fait que Le retour de Lagaffe vole de ses propres ailes, Delaf n’est pas prêt à enchaîner immédiatement avec un autre Gaston. M’enfin! Il planche actuellement sur un album de la série Donjon, avec Joann Sfar et Lewis Trondheim au scénario. Et il aimerait bien tenter l’expérience de confier un scénario à un autre illustrateur… Quoi qu’il en soit, Delaf n’a pas fini de nous surprendre!


Photo de Delaf : © JP Perreault
Illustrations : © Delaf, d’après Franquin/Dupuis

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