Le 25 janvier dernier, Riad Sattouf recevait les honneurs du Grand Prix d’Angoulême 2023, qui couronne l’ensemble de l’œuvre d’un bédéiste. Cette récompense arrive sensiblement au même moment que paraît, au Québec, le sixième et dernier volet de sa série à succès L’Arabe du futur : l’occasion parfaite de nous entretenir avec cet auteur dont le regard est aussi aiguisé que ses crayons.

La conclusion de ce récit autobiographique se distingue par son débit, par le rythme de sa narration (le tome 6 couvre dix-sept ans alors que les autres tomes, sauf exception, se limitaient à deux ans), mais aussi par le contexte de sa réalisation : « J’ai soumis le crayonné des cinq premiers tomes à mes lecteurs et lectrices de confiance et je récoltais leurs avis, leurs remarques, que j’intégrais après coup. » Une démarche d’une rare humilité pour un bédéiste déjà bien établi au moment d’entamer cette série, en 2014. « Au début de l’année, poursuit-il, je me suis cassé le bras, alors j’ai disposé de beaucoup moins de temps pour réaliser le sixième. J’ai dessiné les planches directement à l’encre, sans passer par les étapes préliminaires, à la manière de mes idoles Moebius et Druillet. Et j’ai réalisé que j’arrivais à écrire de façon beaucoup plus instinctive qu’auparavant. J’évite désormais de trop intellectualiser. »

Il n’en continue pas moins de réfléchir à son public cible : « Dans la première partie de ma carrière, j’avais envie de faire des bandes dessinées choquantes avec un humour trash, comme Crumb ou Vuillemin, alors que j’ai conçu L’Arabe du futur pour qu’il plaise à ma grand-mère bretonne. Dès lors, j’ai touché un lectorat bien plus large. » Sattouf nomme des auteurs des générations précédentes, mais confie ne pas lire de BD de ses contemporains… mis à part ses amis : « Je me préserve de l’influence des autres. Je ne relis que les vieilles bandes dessinées que j’aimais enfant ou adolescent, retournant sur les passages qui m’avaient marqué pour observer comment c’est raconté. »

Le sixième opus de L’Arabe du futur contient une scène où le jeune Riad a une révélation à la lecture de Livret de phamille de Jean-Christophe Menu, à savoir qu’on peut raconter la vraie vie en BD. C’est bien plus qu’une anecdote, quand on songe au caractère autobiographique ou biographique de nombre de ses œuvres. « Ça semble une aberration, mais je ne suis pas un grand amateur du genre. Je trouve que les auteurs sont en général beaucoup trop gentils avec leurs proches. Menu, lui, était grinçant, sans pitié. Je crois que les lecteurs se sentent interpellés en voyant un auteur décrire aussi frontalement son entourage. »

Je est un autre
L’Arabe du futur est narré à la première personne, ce qui va presque de soi étant donné que l’auteur y raconte ses souvenirs. Il s’agit néanmoins d’un je distancié, puisque c’est Riad adulte qui narre au passé. Dans son autre série qui fait un malheur, Les cahiers d’Esther, la narration est non seulement au je, mais un je au temps présent, avec un ton et un premier degré propres à la prime jeunesse. Comment un quadragénaire peut-il s’effacer au point de se faire oublier, au profit d’une fillette (qui devient une adolescente en cours de série)? « Un soir, la fille d’un couple d’amis s’est mise à me raconter son quotidien d’écolière avec un franc-parler très drôle. Je me suis dit qu’il y avait là matière à faire une bande dessinée percutante. Or, au même moment, le magazine L’Obs m’a proposé de publier une planche par semaine. Je venais de quitter Charlie Hebdo où paraissait La vie secrète des jeunes, pour laquelle je voyais les choses à travers mon propre prisme, plutôt sombre, et cette jeune fille me donnait une autre vision. Je la laisse me décrire son monde et ça me donne des vacances de moi-même! »

Mettre en images le regard d’Esther n’empêche nullement Sattouf de continuer à nous livrer son regard à lui — implacable — sur notre époque. De Retour au collège à Pascal Brutal, la BD semble être pour lui un moyen d’aborder autrement, à son échelle, des enjeux socioculturels ou même géopolitiques. « Je crois que tout livre est politique. Mais en tant que lecteur ou spectateur, je me désintéresse des œuvres trop ouvertement idéologiques qui font la morale. Et en tant qu’auteur, j’essaie de me centrer sur les faits et les actions sans trop souligner les thèmes, les enjeux. Les actes et les points de vue des personnages se suffisent à eux-mêmes. Et ça devient forcément géopolitique parce que les personnages sont aux prises avec l’Histoire. Mais je m’intéresse au plan personnel, pas aux généralités. Je m’efforce de rester au plus proche de ce qui s’est passé. »

Vus d’ici, les rapports entre l’Europe et les Arabes demeurent un sujet éminemment sensible, délicat. Je lui pose néanmoins la question : quelles sont les réactions de la communauté arabe à L’Arabe du futur? « Je sens que vous allez être déçu, mais les occasionnels témoignages négatifs me parviennent de gens qui n’ont lu que le titre. Le mot Arabe est devenu quasiment péjoratif en France, et le titre à lui seul peut choquer. Mais je n’ai pas reçu un seul commentaire négatif de ceux qui ont lu les livres! Cela dit, ça me plaît en tant qu’auteur de provoquer de petits électrochocs. Moi, j’aime quand un livre bouscule mes certitudes. »

L’Arabe du futur est traduit en vingt et une langues… mais pas en arabe. « Il existe très peu d’éditeurs qui traduisent en langue arabe, explique Sattouf, et ils ne veulent s’engager que pour le tome 1, ce qui ne m’intéresse pas. »

L’adulte du futur
Riad Sattouf raconte ses jeunes années, celles d’Esther, celles de Vincent Lacoste dans Le jeune acteur… Il y a eu Retour au collège, Manuel du puceau, La vie secrète des jeunesJérémie n’était pas tellement vieux lui non plus… Sans oublier son premier film, Les beaux gosses. On est porté à conclure qu’il aime les jeunes, les ados… sauf qu’il les dépeint avec si peu d’indulgence qu’on se demande s’il ne serait pas plus juste de dire qu’il s’intéresse à eux. « Ça me fait plaisir que vous le remarquiez! Ce qui m’intéresse dans la jeunesse, c’est cette espèce de manège constant qui amène les humains à répéter les mêmes choses de génération en génération. Récemment, je lisais des philosophes stoïciens, et ça m’a ému de lire qu’ils se posaient les mêmes questions il y a 2 000 ans : comment transmettre nos valeurs aux jeunes, l’amour de la démocratie… Je m’intéresse aux adultes du futur, c’est passionnant de deviner dans le jeune d’aujourd’hui ce que va être la société de demain. On est le produit d’une éducation, c’est important pour moi de le répéter dans mes bandes dessinées. »

Qui donc lit les albums de Riad Sattouf? « C’est le lectorat dont je rêvais : des gens de tous horizons, de toutes origines, de toutes classes sociales, de toutes générations, des personnes âgées qui ne se croyaient pas capables de lire de la bande dessinée… des gens de la vraie vie, j’ai envie de dire! »

Il reste discret sur ses nouveaux projets : « Je continue Les cahiers d’Esther, Jeune acteur, j’ai des idées de bandes dessinées et de films… Je citerai le titre d’un film d’Alain Resnais : Vous n’avez encore rien vu. »

Photo : © Marie Rouge / Allary Éditions
Extraits de L’Arabe du futur (t. 6) (Allary Éditions) :
© Riad Sattouf

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