Jeff Lemire est indéniablement l’une des figures marquantes du 9e art mondial actuel. Découvert en 2008 avec son extraordinaire série Essex County, le créateur canadien s’illustre depuis tant dans le milieu alternatif — par le truchement d’œuvres qu’il réalise en solo — que pour le compte de grands éditeurs américains (Marvel, Dc, Dark Horse, Image) à titre de scénariste en collaboration avec différents illustrateurs. L’artiste sortait cet automne le premier volet de son captivant diptyque Les éphémères, récit personnel teinté de réalisme magique dont lui seul a le secret, marquant un certain retour à ses débuts.

« Après avoir terminé mon dernier roman graphique, Le labyrinthe inachevé, je ne savais pas trop quoi entreprendre comme nouveau projet. Je pataugeais un peu. À cette époque, je travaillais alors sur l’adaptation en série télévisée d’Essex County et, par conséquent, je revisitais à nouveau mes premiers travaux. De là est née une certaine envie de revenir là où j’avais commencé, bonifiée de tout ce que j’ai appris et fait depuis. »

Les éphémères raconte l’histoire d’une jeune adolescente ostracisée vivant seule avec son père agriculteur à Bell River, modeste village rural du comté d’Essex, d’où est d’ailleurs originaire Lemire. Elle héberge secrètement dans l’un des silos de la terre familiale un criminel recherché. Mais voilà : l’homme se métamorphose inexplicablement en mouche à poisson. Un fort désir de fuite unit ces deux êtres. Ainsi, la jeune adolescente voit dans son nouvel ami transfiguré doté d’aptitudes extraordinaires l’occasion de détaler de cette vie misérable et de ce bled perdu. Quant à la mouche géante, elle est traquée par les autorités. L’homme qu’elle a fui quelques jours plus tôt abat accidentellement un enfant lors d’un braquage de dépanneur. Les deux amis doivent toutefois faire vite, car l’espérance de vie d’une fishfly est d’à peine quelques jours.

« Les mouches à poisson occupaient certainement une grande partie du territoire du comté d’Essex, mais aussi de mon imaginaire débordant en raison de leur aspect surnaturel. Ce livre trace vraiment la frontière entre mon travail indépendant et mon travail de genre grand public, en espérant tirer le meilleur des deux. De cette façon, Les éphémères est donc, en quelque sorte, un étrange cousin d’Essex County. » On aurait pu penser, en raison de la thématique partagée, que le film The Fly de David Cronenberg aurait pu avoir une incidence sur l’imaginaire de Lemire. Mais il n’en est rien. « J’ai davantage été inspiré par David Lynch et par la façon dont son travail traverse différents genres sans jamais devenir de véritables histoires de genre, quelle que soit la définition. Et aussi, l’écriture de Haruki Murakami et la manière dont l’extraordinaire côtoie le quotidien dans son œuvre. L’imaginaire de Kafka a également influencé Les éphémères, tout comme les angoissantes bandes dessinées d’horreur américaines EC des années 1950 ainsi que les premiers titres de la célèbre collection “Vertigo” chez DC Comics. »

L’ingrédient unique à la base de ses œuvres en soliste est le réalisme magique, genre peu exploré pour lequel excelle notamment l’artiste québécois Philippe Girard. « Mon amour du réalisme magique est venu de mes études en illustration. Lorsque vous réalisez une illustration éditoriale, vous essayez de créer des images qui communiquent visuellement un concept ou une idée. J’ai transposé ce genre de réflexion dans mes bandes dessinées, non seulement en utilisant les bandes dessinées pour raconter une histoire ou relayer ce qui se passe, mais en essayant d’utiliser le langage de la bande dessinée, le découpage, la mise en page et le dessin pour communiquer ou illustrer la vie intérieure de mes personnages. C’est ce que j’essaie de faire. Parfois j’y arrive. Dans ce cas, cela conduit à un type de narration plus éthéré et poétique, plus ambigu et moins défini par un genre donné. » En investissant la vastitude du territoire, élément « canadien » qui trouve écho dans certaines toiles de Jean Paul Lemieux, Jeff Lemire propose des récits aux tonalités uniques et foncièrement personnelles. « Certainement, mon enfance dans le comté d’Essex, dans ces grands espaces ouverts, a été le lieu où mon imagination s’est formée. Ce terrain et cet espace sont au plus profond de moi et j’y reviens sans cesse, car ils restent une source d’inspiration pour moi. »

Jeff Lemire et son double
L’artiste ne cesse de surprendre et de réjouir son vaste lectorat grâce à la grande qualité de son travail. Il trouve tout naturellement son compte tant dans la sphère alternative que populaire, ce qui est plutôt inusité dans le paysage actuel de la bande dessinée. « Je prends beaucoup de plaisir à pouvoir me consacrer à un travail profondément personnel comme dans Les éphémères, Jack Joseph, soudeur sous-marin ou Winter Road. Mais aussi à pouvoir faire des séries de genre destinées au grand public comme Gideon Falls, Black Hammer et certains de mes travaux chez DC et Marvel. Il n’a jamais été question de choisir entre les deux, car je suis capable d’évoluer dans les deux domaines. Et, honnêtement, l’un et l’autre se nourrissent de manière créative. Si je ne me consacrais exclusivement qu’à des projets personnels ou grand public, je serais insatisfait sur le plan créatif. Je me suis toujours senti plus équilibré et plus vivant lorsque j’alterne de l’un à l’autre. »

Sans grande surprise, la télévision et le cinéma, qui lorgnent du côté du médium depuis deux décennies, s’intéressent au corpus de Lemire. Son poignant récit d’anticipation Sweet Tooth a connu à juste titre un immense succès sur Netflix, qui développe actuellement Essex County pour sa plateforme. Si certains créateurs produisent des récits dans l’espoir qu’ils soient ensuite adaptés, il n’en est pourtant rien pour Lemire. « J’ai un certain nombre de projets à différents stades de développement pour le cinéma ou la télévision, mais je ne démarre généralement pas ce processus avant d’avoir fini de travailler sur un livre. Donc, au moment d’écrire ces lignes, il me reste encore environ vingt-cinq pages des Éphémères à dessiner. Je ne penserai même pas à des adaptations avant d’avoir terminé la bande dessinée et d’avoir un peu d’espace et de temps. J’ai beaucoup de chance d’avoir la carrière que j’ai. »

Photo de Jeff Lemire : © Jaime Hogge
Extraits tirés du livre Les éphémères (t. 1) de Jeff Lemire (Futuropolis)

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