Marie-Ève Lacasse raconte sa vie entre deux mondes – le Québec et la France – dans Autobiographie de l’étranger.

Il y a un passage du nouveau livre de Marie-Ève Lacasse auquel je reviens souvent depuis quelques jours, confiné à domicile que je suis, comme vous l’êtes sans doute encore (je doute fort que cette crise soit terminée au moment où vous lisez ces lignes). Un passage surgissant peu après que l’alter ego de l’écrivaine eut été assailli par une « hémorragie incontrôlable » qui le poussera jusqu’aux frontières de la mort.

« Encore aujourd’hui, lorsqu’un simple coup de vent effleure ma cuisse, je regarde, terrifiée, si je ne suis pas en train de me vider. Depuis cet épisode aux urgences, je pense tous les jours au fait que je pourrais mourir aujourd’hui. Et je me demande : suis-je satisfaite de ma vie? De ce que j’ai vécu jusqu’à maintenant? Ai-je assez écrit? Ai-je assez aimé? »

Suis-je satisfait, satisfaite de ma vie? Nous étions plusieurs à nous poser la question, au cours des dernières semaines, en mesurant peut-être pour la première fois avec autant de clarté tout l’espace que prend le travail dans nos vies, maintenant que le 9 à 5 et les échéanciers à rencontrer avaient cessé de signifier quoi que ce soit. Et si ces horaires, ces échéanciers n’avaient été pendant toutes ces années qu’une manière d’organiser notre temps afin de donner à nos existences une illusion d’utilité? Comment savoir si nous sommes satisfaits de nos vies quand tout ce qui nous permettait d’en jauger la réussite est interrompu?

Autobiographie de l’étranger n’est – évidemment – pas un roman inspiré de la quarantaine à laquelle nous devons tous nous astreindre, mais j’entrevois pourtant, entre ses phrases, l’une de ces formes d’angoisse qui sait se frayer un chemin jusqu’à moi lorsque tout ralentit et que je me dépose enfin (comme c’est le cas présentement, inévitablement) : celle d’avoir gaspillé mon passage en ce monde et de n’avoir su qu’obéir à ce que les autres attendaient de moi.

À 17 ans, Marie-Ève Lacasse a quitté son Outaouais natal pour Paris. Celle qui a grandi dans une banlieue anonyme a très tôt ragé contre la banalité de cet environnement stérile, que ne pouvait qu’exacerber la banalité de son nom et de son prénom – parmi les plus communs du Canada, se désole-t-elle : « J’ai été terrifiée de disparaître dans l’interchangeabilité des maisons, des modes de vie, des loisirs. Dans le rien. »

Elle se réinventera complètement en France, tentera même de gommer son accent, loin de ses parents – qui ne savent la ramener, lorsqu’elle leur rend visite, qu’à sa hantise de vivre elle aussi sa vie trop prudemment. On ne ferme jamais la télé chez les Lacasse. « J’ai toujours pensé que l’obsession des écrans était une manière de s’abrutir durablement, le temps d’un film, et de longues soirées, pour ne pas penser. Pour se couper de la vie intérieure, là où grouillent les fantômes. »

C’est donc comme un appel à la lucidité totale, face à soi et face au monde, que j’ai reçu Autobiographie de l’étranger, le cinquième livre de celle qui signait en 2017 le magnifique roman Peggy dans les phares. Un appel à une forme de lucidité à la fois téméraire et salutaire que seule la littérature permettrait, ou que la littérature permet, du moins, lorsqu’une écrivaine accepte de tout risquer au nom du livre, comme le fait Marie-Ève Lacasse. Une lucidité à laquelle il n’est possible d’accéder que si nous tentons sans cesse de protéger nos proches.

C’est que Marie-Ève Lacasse n’épargne personne dans ce roman qui parle de la littérature comme d’un espace qu’il faut constamment défendre contre les exigences d’un monde réclamant avec insistance notre présence. Il est beaucoup question de la maternité dans Autobiographie de l’étranger, de ce rôle parfois lourd à porter, de ces tâches nombreuses à accomplir qui détournent forcément – et parfois violemment – une mère de la solitude nécessaire à l’écriture. Il est aussi beaucoup question de l’enfance, qui, même lorsque nous nous révoltons contre notre milieu et ce qu’il représente, finit par nous déterminer, même négativement.

Et pourtant, malgré sa critique d’une implacable dureté de ses parents et de cette banlieue à laquelle elle aura dû s’arracher, Autobiographie de l’étranger n’est surtout pas une vengeance. Il y a, dans ce livre, le besoin de nommer les traumatismes du passé afin de pouvoir enfin cesser d’y appartenir. Il y a, dans les dernières pages d’Autobiographie de l’étranger, la naissance chez la narratrice d’une certaine bienveillance envers son père, qui se moquait jadis de la fascination de sa fille pour certaines formes d’art abstraites, ou de sa mère, qui aura maintenu sa fille à distance en se réfugiant dans l’inaccessibilité de ses monomanies.

L’alter ego de Marie-Ève Lacasse ne s’est jamais senti chez lui au Québec et ne peut complètement se sentir chez lui dans cette France où la résurgence même subtile de son accent menace de le révéler. Voilà ce qui est au cœur de cette Autobiographie de l’étranger, dont l’intransigeance face à la vie, et face à sa narratrice, appartient aussi à l’espoir. L’espoir d’une autre vie possible, loin de la honte de soi, des silences lourds et de la douleur de ne pas pouvoir réellement connaître les êtres qui devraient pourtant nous être les plus intimes.

Marie-Ève Lacasse n’est jamais vraiment chez elle qu’en littérature, ce territoire parfois douloureux – mais aussi salvateur – dans lequel nous sommes plusieurs à nous réfugier depuis quelques semaines, à mesure que nous nous sentons tous de plus en plus étrangers à ce quotidien qui était le nôtre il y a encore quelques semaines; à ces journées que nous nous échinions à toujours remplir à ras bord, comme pour ne pas risquer d’être rattrapés dans le détour par la peur panique de notre propre malheur.

« C’est dans la faille que je vis, dans cette brèche immense que j’enjambe. Entre deux mondes », écrit Marie-Ève Lacasse à la toute fin d’Autobiographie de l’étranger, s’admettant à elle-même que ses appartenances demeureront irrésolues. Et nous voilà tous qui vivons présentement dans une sorte de faille, entre passé en apparence déjà lointain et avenir incertain. Que cette faille dans le cours de nos jours, malgré les tragédies qu’elle provoquera, puisse nous permettre de renouer avec nos vies intérieures, au creux desquelles se terrent nos vrais désirs; nos vraies espérances.

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