L’année a commencé de la même façon que celles d’avant, moment attendu, tradition apaisante : le grand ménage de ma bibliothèque personnelle, reclasser les livres, ranger les ouvrages lus au cours des derniers mois, réviser la pile des livres à lire en priorité, préparer une boîte à donner à des proches.

J’ai réalisé que tous ces livres, des milliers accumulés au fil des ans, étaient comme la forêt de mon enfance. Il y a un grand réconfort à m’aventurer dans ce boisé, reconnaître les sentiers mille fois empruntés, s’arrêter un temps sur le grand rocher pour observer le fleuve au loin, s’essouffler durant la montée et retenir la chute lors du retour, ressentir encore un frisson devant cette vieille cabane aux fenêtres fracassées qui alimentaient nos histoires d’horreur à l’époque. Autour, érables, bouleaux ou épinettes, leurs racines qui s’entrecroisent, une famille disparate, unie par le seul fait de se trouver sur un territoire commun, devenus inséparables malgré tout ce qui les sépare. Je perçois ma bibliothèque de la même façon: des chemins empruntés et d’autres promesses, des lieux de consolation, les détours qui me font perdre le souffle, des livres de toutes espèces aux racines emmêlées, l’écho des idées s’entrechoque. J’ai construit une forêt, et rien ne me repose plus que de m’y hasarder. Christian Bobin disait que devant les livres, la nature ou l’amour, on est comme à 20 ans : au tout début du monde et de nous.

Durant cet exercice, je suis tombé sur certains livres mis de côté au cours des derniers mois. J’ai lu plusieurs BD dont Aya de Yopougon que ma libraire m’avait mise entre les mains, de la poésie dont L’espace caressé par ta voix de Pierre Nepveu que m’avait louangé ma collègue Valérie, des livres qui avaient patienté trop longtemps dont un recueil de textes de Louise Warren et un autre d’Anne Boyer. Du plaisir sans contraintes, puis j’ai attaqué un texte que j’avais trop vite rangé cet automne, ce Beau Diable de Jean-François Caron, court roman qui s’amuse avec les formes (monologue théâtral, conte, fantastique). J’avais été émerveillé par son De bois debout, et pourtant cette nouveauté avait été déposée sur une tablette, sans plus, on ne sait trop ce qui crée parfois ces voies d’évitement. Je suis heureux d’avoir réparé l’injustice, car ce livre m’a fait grand bien. Il faut imaginer un conteur, sur scène, la lumière tout à coup, et une histoire qui déboule, des histoires plutôt, car les idées se bousculent, apartés et autres à-côtés, le public/le lecteur attache son manteau serré pour affronter la tempête. François, le narrateur, se raconte, lui qui a choisi de s’isoler du monde — une forêt pour recommencer à respirer — après une perte dont on ne sort jamais guéri. Il s’attarde aussi au sort de gens qui l’entourent, une artiste taxidermiste, un ami ex-collègue fonctionnaire devenu camionneur, la conjointe de ce camionneur qui coud ses blessures ou une tenancière d’un resto-bar, et, autour, la figure insaisissable d’un Beau Diable, « bel animal étrange, impossible à capturer ». C’est un ouvrage qui mériterait d’être performé sur scène et qui parle dans une langue souple et oxygénée de ce qui nous rend humains, de ce qui nous garde humains.

Année nouvelle et résolution
J’ai entamé l’année avec cette résolution d’aborder dans chaque chronique de 2023 au moins un livre d’une nouvelle autrice ou d’un nouvel auteur, sauter dans l’inconnu, m’attarder aux voix en construction, mettre en terre des pousses toutes neuves pour revitaliser la forêt qui m’entoure.

Premier jalon avec Éric Chacour, fin trentaine, Montréalais né de parents égyptiens, qui publie cet hiver le roman Ce que je sais de toi, qui s’inscrit dans la lignée d’œuvres qui se nourrissent aux secrets de famille, histoires tues et souvenirs oubliés, non-dits et trahisons. L’écrivain s’attarde au parcours de Tarek, jeune homme de la communauté levantine dans Le Caire des années 1960 à 2000, médecin comme le père, un chemin tracé d’avance. Tarek s’active d’abord dans le cabinet du paternel, clientèle de privilégié.es, mais aussi dans un petit dispensaire, qu’il a mis sur pied dans un bidonville à proximité du Caire où sont acheminés les déchets de la grande ville, où le jeune Ali, dont la mère souffre d’un mal qui la mène tout droit vers la mort, l’assiste. Chacour nous promène d’une époque à l’autre, de l’enfance et ses rêves suspendus, copier-coller les désirs de celles et ceux qui nous précèdent, il le faut, se lier à une femme (Mira), il le faut, travailler fort, il le faut, prendre soin de sa mère et de sa sœur, il le faut, répéter pour ne pas brusquer quoi que ce soit, il le faut, et pourtant, il y a quelque chose qui gronde, les rivières débordent, les branches cassent. La vie attendue n’existera pas. Il y aura autre chose, il le faut, d’autres rencontres, d’autres forces en présence, cette soif de tous les absolus.

Il y a aussi cette Égypte, lieu de tous les possibles, pays en pleine transformation, préjugés et traditions, le poids du regard d’une société qui s’observe, travers pointés du doigt. Des gens meurent, d’autres s’enfuient, des rumeurs se libèrent et détruisent tout sur leur passage. Tarek devra quitter le pays, vite, presque en urgence, reconstruire sa vie, ailleurs, Montréal comme destination. Tôt ou tard, on le sait, on l’a lu avant, il faudra que se réveillent ces animaux endormis, que se fassent entendre les mélodies enterrées, boîtes à souvenirs et à regrets, le jour se lève, cueillette de traces et d’empreintes. Les vérités devront être nommées pour que de nouveaux équilibres naissent : « On ne peut pas rester extérieur à sa propre histoire. À ce qui vous a précédé, ce qui vous a manqué, ce qui vous a construit. Alors on finit par se raconter. » Éric Chacour possède cette capacité à décrire les déchirements, le poids de l’absence et de ce qui dort autour. Il raconte avec cœur, avec délicatesse ces mondes fragiles, autant ces espaces de ruines et d’humiliations que ces espérances de réparations. Il y a de ces premiers romans qui marquent les esprits — ce livre en fait partie.

Photo : © Louise Leblanc

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