Commençons par une citation du regretté Hubert Reeves, astrophysicien émérite, humaniste, très soucieux de l’environnement, qui nous a légué l’avertissement suivant : « Nous menons une guerre contre la nature. Si nous la gagnons, nous sommes perdus. » Quel rapport avec la littérature policière en général et le thriller en particulier? Après quelques décennies au cours desquelles l’humanité a vécu dans la peur de l’holocauste nucléaire, une nouvelle forme de menace a pris la relève alors que, malgré les avertissements de plus en plus pressants de certaines sommités scientifiques et d’écologistes, le réchauffement climatique et ses conséquences de plus en plus catastrophiques mettent en danger la survie même de l’espèce humaine désormais affectée d’écoanxiété! C’est dans cette ambiance de stress planétaire que quelques auteurs de polars toujours à l’affût des changements sociétaux et dotés d’une sensibilité environnementale ont « inventé » et propagé un nouveau sous-genre thématique: le thriller écologique ou écopolar, sorte de version « criminelle » du « nature writing » américain!

C’est en 1975 qu’est publiée ce qu’on pourrait appeler l’œuvre fondatrice, soit Le gang de la clef à molette, de l’auteur américain Edward Abbey, un militant écologiste radical. Quatre farouches défenseurs de l’environnement forment un groupe uni qui se consacre à l’éradication de tout ce qu’ils considèrent comme nuisible à l’environnement du Sud-Ouest des États-Unis. Pour protester contre la destruction des espaces sauvages par l’urbanisation, les promoteurs et les bulldozers, ils procèdent à des sabotages systématiques d’installations et de machines (c’est-à-dire des clefs à molette jetées dans les engrenages, des réservoirs de carburants pollués, etc.). Une suite de cette œuvre intitulée Le retour du gang est publiée en 1989.

Mais vu l’urgence climatique, l’ampleur des catastrophes naturelles, les crimes contre la nature et autres écocides, c’est surtout au cours des dix dernières années que ce nouveau type de récit s’est développé. Quelques exemples…

En 2003, l’auteur français Patric Nottret commence une série de «polars verts» mettant en scène deux écoflics de la FREDE, ou la brigade des fraudes et délits sur l’environnement. Leur devise : « L’écologie passive, c’est terminé, maintenant on est armés jusqu’aux dents! » Ils enquêtent sur les trafics d’animaux exotiques et la disparition des plantes médicinales (Poison vert, 2002), traquent les gangs impliqués dans la déforestation au Brésil (Mort sur la forêt, 2007) et s’intéressent aux espèces marines disparues dans H2O (2004).

Issu d’un militantisme extrême, l’écoterrorisme devient un thème majeur, comme dans L’armée d’Edward, de Christophe Agnus qui raconte comment vingt personnalités de premier plan — politiciens (dont le président des États-Unis), hommes et femmes d’affaires, stars du rap ou de la télé — disparaissent subitement et de manière inexpliquée, le même jour. Avec des moyens démesurés, une équipe de jeunes militants extrémistes appelée « L’armée d’Edward » a organisé dans le plus grand secret une opération inimaginable de kidnapping. Leur but : sensibiliser la planète et changer le monde pour éviter l’Apocalypse!

Mais les écocides et la protection des espèces animales restent un sujet favori. Dans Le dernier chant, magnifique récit de Sonja Delzongle, une chercheuse d’un institut de virologie enquête sur la mort suspecte de centaines de marsouins, de bélugas, et d’orques dans le Saint-Laurent. Dans Les brouillards noirs (2023), de Patrice Gain, dont l’action se passe aux îles Féroé, le héros, à la recherche de sa fille disparue, assiste impuissant au rite sanglant du « Grindadrap » une sorte de chasse à courre maritime consistant à massacrer à coups de couteau des dizaines de dauphins pilotes rabattus vers le rivage, un carnage monstrueux que des militants d’une ONG écolo sont venus « saboter », avec des conséquences funestes.

Paru en 2023, Personne ne meurt à Longyearbyen, de Morgan Audic a pour cadre géographique l’archipel de Svalbard, aux confins sauvages de l’Arctique, où l’inspectrice Lottie Sandvik enquête sur la mort atroce et suspecte d’une étudiante en biologie marine apparemment déchiquetée par un ours polaire. Au même moment, à mille kilomètres de là, le cadavre d’une jeune femme est retrouvé à côté de la carcasse d’un béluga mutilé. Un détraqué tue et mutile des dauphins et des bélugas. Les deux victimes s’intéressaient à la biologie marine, aux trafics d’animaux et à la survie des espèces sauvages. Ce que découvrent les enquêteurs à propos de ces cétacés mutilés est plus sinistre et plus terrifiant que les trafics d’espèces en voie de disparition, car les forces armées sont impliquées.

L’action d’Okavango, un formidable thriller de Caryl Férey, se déroule en Namibie, au cœur de l’Afrique australe, dans une immense réserve animalière privée située près du fleuve Okavango. Le braconnage y est sévèrement réprimé, mais la richesse et la variété locale des espèces animales parmi les plus menacées attisent la convoitise de trafiquants impitoyables et sans scrupules qui n’hésitent pas à mutiler rhinocéros, éléphants, lions ou autres gibiers précieux pour prélever les défenses d’ivoire, divers organes ou leurs cornes transformées en poudre aphrodisiaque pour clients chinois! La découverte du cadavre d’un jeune homme dans la réserve va entraîner une enquête périlleuse dans cet environnement des plus sauvages. Les enquêteurs sont confrontés aux sbires du pire trafiquant du continent, alors que se succèdent les meurtres d’humains et les massacres d’animaux! Absolument captivante, exotique et dépaysante, cette intrigue est solidement documentée. Elle fourmille d’anecdotes, de détails précis sur la faune, la flore, les Autochtones et la politique locale tout en soulignant les ravages révoltants de la chasse illégale et des trafics qu’elle génère. C’est aussi très instructif en ce qui concerne l’équilibre écologique fragile du Kalahari et les habitudes de vie de la faune sauvage locale.

Genre inscrit dans l’air du temps, véritable arme de dénonciation, le thriller écologique met à nu la bêtise et la cruauté de cette partie de l’humanité qui, par ignorance, stupidité ou cupidité, persiste à nier l’urgence de la crise environnementale et ses conséquences dramatiques. Si ces mentalités suicidaires ne changent pas, un tel aveuglement risque de coûter cher, car comme l’écrivait à juste titre Hubert Reeves (encore lui) : « La nature n’a pas à s’adapter à notre façon de penser. C’est à nous de changer notre façon de penser pour qu’elle s’adapte à la nature. »

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