Dans un article du quotidien La Presse + publié le 22 octobre 2019, la journaliste Laila Maalouf constate qu’un vent nouveau souffle sur le polar contemporain. Elle se demande si le polar asiatique n’est pas en train de supplanter le roman policier scandinave qui a envahi les rayons en 1994, avec les œuvres d’Henning Mankell, avant de se transformer en vague après la parution de la trilogie Millenium, de Stieg Larsson en 2006. Depuis, on ne compte plus les best-sellers venus des brumes et du froid nordiques. Même si Ragnar Jonasson, Arnaldur Indridason, Camilla Läckberg, Lars Kepler ou Jo Nesbø, pour ne nommer que les plus connus, figurent toujours au palmarès des meilleures ventes, les goûts du public n’ont cessé d’évoluer.

Chez les lecteurs francophones, on constate de plus en plus une attirance prononcée pour les nouveaux horizons du polar ethnologique. On recherche le dépaysement, des intrigues avec des aventures exotiques, dans lesquelles les écrivains décrivent les mœurs et coutumes locales, des techniques d’enquête inédites, sans oublier la gastronomie locale toujours très populaire. Cela explique certainement les succès d’auteurs français comme Ian Manook, dont les premiers polars se passent en Mongolie, Olivier Truc et ses enquêteurs lapons, ou Caryl Ferey, véritable globe-trotter du thriller qui nous balade en Afrique du Sud, en Argentine ou au Chili.

Reste le vaste continent asiatique, où polars et thrillers ont toujours été très populaires, mais peu traduits. Même s’ils sont de plus en plus accessibles, comme le souligne à juste titre Maalouf, « la littérature policière d’Extrême-Orient n’a pas toujours été aussi visible en français que certains l’auraient souhaité ». Par exemple, on connaît relativement bien le polar japonais, plus présent que jamais, notamment grâce aux efforts d’une maison comme L’Atelier Akatombo, dirigée par Dominique et Frank Sylvain, deux passionnés du genre, ou les éditions Philippe Picquier, spécialisées dans les littératures d’Asie depuis 1986. Du géant chinois, on retiendra surtout la série des enquêtes (quatorze volumes) de l’inspecteur Chen, de la police de Shanghai, de Xiaolong Qiu, publiée par Liana Levi, alors que les polars de Zhou Haohui, écrivain engagé très critique des autorités chinoises, paraissent chez Sonatine.

Mais qu’en est-il de pays comme les deux Corées, l’île de Taïwan ou le vaste continent indien? Quelques exemples récents…

Autant que je sache, il n’y a pas de polar nord-coréen traduit en français. Pour franchir le mur de la censure, il faut se rabattre sur quelques rares titres écrits par des étrangers, comme l’excellente série des six enquêtes de l’inspecteur O, de la police de Shanghai, écrite par James Church, un ancien membre des services secrets américains, spécialiste de la Corée du Nord, pays dans lequel il aurait séjourné.

La situation est très différente en ce qui concerne la Corée du Sud. En janvier 2020, Matin calme, une nouvelle maison d’édition française, annonce que « la Corée est le nouveau pays du polar », avec un catalogue qui s’enrichit rapidement des œuvres de Do Jinki, Jung Jaehan, Ban Si-Yeon, Park Yeon-Son, Park Seo-Lyeon, ou Kim Un-Su. Parmi eux, on retrouve Park Eun-Woo, auteur du thriller Le procès des otages. L’action de ce huis clos très noir se déroule dans une grande villa, au cours d’un bal masqué auquel participent une trentaine de jeunes gens issus de familles aisées. Quand un homme ivre agresse une des participantes, il est abattu par un des invités. Dans le chaos qui s’en suit, trois hommes dégainent des armes et la soirée tourne à la prise d’otages. Dirigés par un inconnu se faisant appeler « le Maître », les criminels demandent une grosse rançon. Alors que la police encercle la villa, plusieurs otages sont libérés, sauf sept d’entre eux qui seront jugés pour un crime resté impuni. Qu’ont-ils fait pour mériter leur triste sort? Qui sont ces hommes qui les jugent? Histoire de vengeance et de complots, l’intrigue est complexe, fertile en rebondissements. Avec une plume acérée et un style mordant, Park Eun-Woo dénonce une société sud-coréenne gangrenée par la corruption et de graves inégalités sociales, un monde dans lequel de jeunes désœuvrés friqués peuvent aisément échapper à la justice grâce à la fortune familiale. Célèbre dans son pays, autant pour ses thrillers que pour ses romans historiques, Eun-Woo a remporté le prix Kocca Korea 2019 du meilleur polar.

Cap sur Taïwan, l’île de tous les dangers… Auteur d’une trentaine de livres, Kuo-Li Chang est un romancier, historien, poète et dramaturge primé qui vit à Taïwan. Le sniper, son wok et son fusil est le premier d’une série de polars à paraître dans la collection « Série Noire ». Deux protagonistes se disputent la vedette. À Taïwan, à quelques jours de sa retraite, le superintendant Wu et ses hommes enquêtent sur la mort suspecte de deux officiers de l’armée. Pendant ce temps, à Rome, l’assassin professionnel et tireur d’élite Ai Li, dit Alex, a pour mission d’abattre un conseiller en stratégie du président taïwanais. Trahi et piégé par son meilleur ami, échappant de peu à un attentat, Alex revient à Taïwan où il va collaborer secrètement avec Wu pour combattre un ennemi commun et déjouer un complot ancré dans les arcanes de la politique taïwanaise. Thriller mâtiné d’espionnage, ce récit met en scène un tueur professionnel gourmet, grand amateur de riz sauté, excellent cuistot à ses heures et témoin singulier de la vie sur une île où l’écrasante influence du voisin chinois est omniprésente dans le quotidien.

Abir Mukherjee est un auteur britannique d’origine indienne. Avec la permission de Gandhi est le troisième d’une série de polars historiques dont l’action se situe en 1921, en Inde coloniale, une période cruciale de l’histoire anglo-indienne où l’emprise britannique sur l’Inde commence à être contestée. Alors que Gandhi prône la désobéissance civile et menace d’envahir Calcutta avec ses partisans, le capitaine Wyndham, un opiomane, et son adjoint indien, le fidèle sergent Banerjee, doivent veiller à la sécurité du prince de Galles, en visite officielle, tout en menant une enquête à haut risque sur une série de meurtres inexplicables. Mission impossible? C’est sans compter la détermination des deux policiers. Cette série remarquable offre un menu sans faille : une intrigue bien ficelée avec à la clé une leçon d’histoire sur l’Inde coloniale, des personnages bien campés, de l’exotisme et du dépaysement, avec en prime une dose d’humour british.

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